Le conflit de civilisations, le vrai
Suite à la mise en ligne sur Causeur.fr de mon pamphlet «Misère de l’occidentalisme», qui a suscité quelques commentaires, Elizabeth Lévy m’a proposé de reformuler ma conception de la mésentente Occident-Russie sous une forme plus compacte et, comment dire, plus rationnelle. Abréger le propos ne me dérangeait pas. Modifier l’attaque et le ton, en revanche, s’est avéré impossible. Décomposez en propositions rationnelles Les grands cimetières sous la lune et plus rien ne tiendra. En invoquant Bernanos, je ne me hisse pas sur un piédestal, je rappelle l’existence et les règles de ce genre désuet que j’affectionne: le pamphlet. Le débattaire est un bretteur. Il se fie à son habileté, à sa vivacité et à sa connaissance, le bras tendu, le poignet souple, mais la tête froide et en retrait. Le pamphlétaire est un lutteur. Il engage, tête première, l’ensemble de sa masse corporelle. Il ne vainc ni par l’esquive ni par la parade, mais par une force d’engagement supérieure. Le pamphlet se passe d’intellectualisme, or je soutiens que l’intellectualisme est l’un des clous de notre cercueil.
Nous voici déjà, l’air de rien, au coeur du sujet. La hiérarchie des énergies intérieures — Coeur, Ame, Esprit — est l’un des enjeux clefs de ce «vrai» conflit de civilisations qu’illustre à mes yeux — sans le recouvrir —, le fossé Occident-Russie. L’Orient orthodoxe, selon moi, les range ainsi par ordre de préséance : Ame, Coeur, Esprit (ainsi que le faisait, du reste, le monde latin d’avant… d’avant quoi? — Patience!). Quant à l’Occident, nous faisons d’emblée face à un schisme. Le Nouveau Monde est sans mystère: Coeur, Ame, Esprit. Le sentiment prime, mais le souci du salut est omniprésent. La soul — notre part immortelle et ineffable — imprègne le langage et la musique, le blues en particulier. Le hit country de Warren Haynes, Soulshine, est un hymne bouleversant au rayonnement de l’âme (“Le clair d’âme/C’est mieux que le clair de lune/Mieux que le soleil/Et encore bien mieux que la pluie…”). Warren Haynes, le guitariste des Allman Brothers, n’est pas un hobo. Il a brillé à la soirée de gala de la Maison Blanche.
Maintenant, allez parler de clair d’âme à l’Européen moyen de l’an 2000. Il vous recommandera aussitôt un bon psy de ses connaissances. Ces choses-là se soignent. Dans les deux sens du verbe, soyons larges: en tant que mal à combattre, ou que hobby à cultiver. Cela ressortit, au mieux, au New Age. Autrement dit, au bac à sable où un système strictement matérialiste-mécaniste, scientiste et rationnel relègue toutes les réalités débordant de sa Réalité unique, régulée et tangible. On fourre tout l’immatériel, quoiqu’en prétendant le contraire, dans le même sac: religions, croyances, folklore, parapsychologie, médecines douces. Puis on y fait un noeud et on s’occupe des choses sérieuses, qui relèvent uniquement de la Raison. C’est pourquoi, me disent mes démons, l’Europe est aujourd’hui au fond du trou en matière de relations humaines, de démographie, de civisme, de créativité et de présence physique. Qu’un demi-milliard d’humains instruits et nantis se laissent ballotter comme une classe de maternelle entre deux entités moins prospères qu’eux, qu’ils restent indifférents à la confiscation graduelle de leurs acquis les plus précieux — les libertés et droits civiques — et qu’ils se résignent même, par raison pratique, à l’idée d’être remplacés à moyen terme par des populations venues d’ailleurs, cela devrait susciter des interrogations. Il y a là comme une régression. Se demande-t-on d’où elle vient?
Le grand médiéviste et romancier C. S. Lewis a fourni un diagnostic précoce de ce suicide de civilisation dans un essai bref et génial que les Anglais avertis fourrent dans leurs bagages pour l’île déserte. L’Abolition de l’homme[1] éclaire pédagogiquement, en remontant du particulier au général, la dégradation d’une humanité guidée par la seule Raison. Il dépeint des «hommes sans poitrail», qui vont abandonner toutes les vertus traditionnelles (courage, esprit de sacrifice, amour) au profit d’un pilotage logique, c’est-à-dire strictement égoïste, de leur existence. Car rien, dans un monde sans transcendance, ne justifie qu’on dépose sa vie pour une cause extérieure à sa propre existence. Il annonce surtout le grand renversement paradoxal (peu perceptible de son vivant) qu’entraînerait le règne de la raison matérialiste: le triomphe, en fin de compte, d’un sentimentalisme égocentrique, agressif et débridé… et, pour finir, la restitution de l’espèce aux lois de la nature aveugle. Ces lois même que l’humanité, dès ses origines et partout, s’est employée à surmonter.
Deux générations plus tôt, le diplomate, romancier et essayiste conservateur russe Konstantin Leontiev avait formulé le même constat en se bornant à prendre au pied de la lettre les propositions des penseurs phares de la modernité occidentale, de Cabet à Fourier et de Stuart Mill à Marx. L’Européen moyen, idéal et outil de la destruction universelle (traduit à L’Age d’Homme) est le titre de son livre en même temps que son bilan. L’Europe éclairée, l’Europe de la raison, en gommant les accidents de la création, produit une humanité minuscule, termitière sans qualités, standardisée et programmée, dont l’appétit de consommation sera l’unique moteur… jusqu’à l’épuisement des ressources de la planète! Ceci est écrit dans la Russie de 1870, et non dans la cabane d’Unabomber. C’est aussi impartial et rationnel qu’un essai peut l’être — car Leontiev, comme Lewis, utilise le même arsenal rhétorique et critique que les nihilistes qu’il décrie. La différence, pour l’un comme pour l’autre, tient dans le décalage du point de vue: ils croient tous deux à la transcendance, tandis que l’ensemble de la pensée européenne admise depuis deux siècles la nie au profit d’une conception du monde purement immanente.
Cette conception, c’est la Modernité révolutionnaire elle-même. Plus fondamentalement encore, c’est l’«Empire du Management» dont le juriste et historien des civilisations français Pierre Legendre situe l’origine aux grandes conquêtes maritimes du XVe siècle. Une fraction de l’humanité, selon lui, s’est octroyé le droit et la mission de régenter le monde — tout l’univers vivant — selon des lois rationnelles dont elle était, par ailleurs, l’inventeur. Le management, c’est le gouvernement d’un monde dont tous les rouages sont connus et maîtrisés. La fin de l’histoire.
Dans le film du même nom qu’il a produit pour Arte, Legendre signale une exception, en Europe même, à cette loi d’airain: la mobilisation de toutes les ressources de l’Etat grec — armée, gouvernement, police — au service du transport de la Sainte Flamme, prélevée la nuit de Pâques sur le tombeau du Christ. L’Ame passant avant le Coeur et l’Esprit: un pur scandale pour l’idéologie régnante, toléré et passé sous silence. Mais lorsqu’une puissance nucléaire relevée de ses cendres comme la Russie se détourne à son tour de l’idéologie révolutionnaire qu’elle a endossée et propagée au prix de millions de morts pour se tourner vers les mêmes valeurs que la Grèce en faillite, des valeurs où C. S. Lewis et Leontiev, mais aussi Guénon, Péguy ou Bernanos se reconnaîtraient sans peine, la ligne rouge est franchie. Le foyer de conflit ukrainien n’est que le point de friction d’une ligne de front bien plus vaste, séparant des conceptions totalement divergentes du monde et de l’humain.
L’Europe d’aujourd’hui, plus encore que l’Amérique, s’est amputée d’une dimension essentielle de l’humanité. Réagissant au monopole oppressant de la Raison, elle a développé une hypertrophie dégénérative du Coeur: ce sentimentalisme impérieux mais sans engagement réel que Bernanos résumait par «le coeur dur et la tripe molle». L’intellectualisme de la Modernité a donné ainsi naissance à son opposé: une plongée irrationnelle dans l’indifférenciation. C’est pourquoi l’Europe d’aujourd’hui agit contre la raison, contre ses propres intérêts et demeure, avec la Corée du Nord, la plus intransigeante dictature idéologique du monde.
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Traduit en français par Denis Ducatel aux éditions Raphaël. J’en ai toujours un stock chez moi. ↩