Lettre ouverte à Hubert Védrine
Ou : pourquoi je n’ai pas trouvé de gilet jaune en Suisse (texte et audio)
Cher Hubert Védrine,
Ou plutôt devrais-je dire : Monsieur le Ministre ? Car dans votre démocratie, la France, on porte le titre de ministre à vie, comme celui de marquis, même quand on l’a été trois mois dans le gouvernement Macron. De même qu’on reste président avec bureau, chauffeur et secrétaires avec un seul mandat à son actif. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, les ex-présidents commencent à peser sur le budget de l’État, mais là je m’égare…)
Recommençons donc : Monsieur le Ministre, j’ai eu le plaisir de vous côtoyer dans des débats sur les affaires étrangères et de constater que nous étions plutôt dans le même camp. Mais je vous ai entendu parler l’autre jour d’une affaire de voisinage et mon sang n’a fait qu’un tour.
Précisons : je sortais justement de ma station-service habituelle, en Valais, où j’étais allé acheter un gilet jaune. Le vendeur n’en avait que des oranges. J’ai dit : « Ah non, ça va pas !
— Mais pourquoi ? Ils sont tout aussi voyants.
— Ce n’est pas pour attendre la dépanneuse TCS au bord de la route qu’il me le faut. C’est pour protester contre le prix du carburant et des assurances maladie ! Je veux lancer le mouvement des gilets jaunes en Suisse. Les gilets orange, c’est pour la grève des chasseurs. »
Le pauvre tenancier m’a regardé d’un air ahuri et un peu chagriné. J’ai senti chez lui une sincère préoccupation pour mon état mental.
En Suisse, lorsqu’on n’en peut vraiment plus, on ne se coiffe pas d’un gilet jaune ou d’un bonnet rouge. On lance un référendum. Déjà, ça nous occupe. Et, si la question vaut la peine, ça occupe aussi nos concitoyens. Ils votent oui ou non et puis c’est baste. Pas de vitrines cassées, pas de bagnoles en feu.
En repartant donc sans mon gilet jaune, j’ai allumé la radio et je vous ai entendu parler de la démocratie directe. C’est peu dire que vous vous en méfiez ! Vous lui vouez une haine pour ainsi dire… Irrationnelle :
«…Cette impatience (l’aspiration à la démocratie directe), je pense que ça peut tuer la démocratie représentative… Et comme la démocratie directe instantanée peut aboutir au fait qu’avec le portable on est questionné chaque matin pour savoir si on rétablit la peine de mort — réponse « oui », en majorité —, je pense qu’il y a quelque chose qui est totalement dévastateur… » etc. (L’Esprit public sur France Culture, le 2 décembre, à 14’ 40")
On vote souvent en démocratie directe, M. le Ministre, mais certainement pas toutes les cinq minutes. Et quant à la peine de mort, je ne suis pas si sûr que la population suisse, seule dans le monde à jouir de la démocratie directe, y serait si acquise. Je pense au contraire que l’initiative prendrait un bouillon mémorable. En France, en revanche, il est possible que le peuple y soit moins réticent. Le seul moyen de le savoir, c’est encore de le consulter. Or c’est justement ce que vous voulez éviter à tout prix. Comme on ne lui demande rien sur rien, il fourbit sa hache et rêve de guillotines.
En Suisse, on a eu tellement marre de voir les médias de service public offrir des tribunes à ces experts qui traitent le peuple de débile mental qu’on a lancé une initiative contre le service public. Elle n’a pas passé. Du coup, j’utilise le service public suisse pour vous dire, Monsieur le Ministre, qu’avec des démocrates comme vous, le marché du gilet jaune, en France, a beaucoup plus d’avenir qu’en Suisse.
- Version audio : Chronique aux Beaux parleurs de la Radio suisse romande, le 9.12.2018