Chers compatriotes,

C’est un honneur immense, pour un Suisse naturalisé, d’être invité à tenir un discours du Premier Août. L’honneur est décuplé par le fait que nous sommes en 2015 et qu’il m’incombe de célébrer en plus de la Fête nationale un jubilé important: le bicentenaire de l’entrée du Valais dans la Confédération.

Je vais donc devoir traiter des deux sujets. Le mieux, peut-être, est de le faire sous la forme d’un parallèle. Ce qu’a fait le canton du Valais au début du XIXe siècle, c’est ce qu’a fait ma famille, à sa petite échelle, dans les années 1970. Nous nous sommes, le Valais et moi, fait naturaliser suisses à cent soixante ans d’écart. Il y avait peut-être autant de différences culturelles entre les Valaisans rudes et alpestres de 1815 et Leurs Excellences de Berne et de Zurich qu’entre ma famille venue de Yougoslavie et la Suisse des années 1970. En deux siècles, la spécificité valaisanne reste entière au sein de cet ensemble: ne dit-on pas encore aujourd’hui que le Valais est un pays situé entre la Suisse et l’Italie? Cela n’empêche pas les Valaisans de se sentir bien parmi les Confédérés et d'aimer cette communauté. De la même manière, j’ai beau parler la sixième ou septième (future) langue nationale à la maison, je défends bec et ongles cette patrie généreuse qui nous a accueillis tels que nous sommes.

Comment expliquer ce miracle?

C’est tout simplement, à mon avis, parce que la Suisse est un miracle. C’est un pays de légende. Elle l’est à double titre. Au pluriel tout d’abord: il n’est pas de recoin de ce pays qui n’ait son lot d’histoires et de mythes venus de la nuit des temps. La légende du Pont du Diable ou celle de Guillaume Tell sont entrées dans le patrimoine mondial. Mais celles du Val d’Illiez, d’Evolène ou du Lötschental le mériteraient tout autant.

Pourquoi réduit-on alors la tradition populaire suisse au conte de Guillaume Tell? Parce que la Suisse est aussi devenue au fil du temps un pays de légende, mais cette fois-ci au singulier. Et ce qui décrit le mieux la naissance de ce pays, son code d’honneur et sa philosophie, eh bien… c’est justement l’histoire de Guillaume Tell. C’est l’histoire d’un homme d’honneur, qui ne dérange personne, mais qui ne veut pas non plus être dérangé, d’un homme qui garde son poing dans la poche, qui va jusqu’à mettre en jeu la tête de son fils, mais qui finit tout de même par faire justice au tyran étranger. Comme lui, les Suisses sont arrangeants, pacifiques, mais il ne faut pas trop les chercher.

Cette histoire est véritablement universelle. En tant qu’éditeur, j’ai eu le bonheur d’en publier en 2007 une interprétation berbère, chaleureuse et hilarante, sous la plume de Rafik Ben Salah: La véritable histoire de Gayoum Ben Tell. Comme elle est universelle, tous les Suisses, anciens ou nouveaux, peuvent s’y reconnaître et donc communier dans un même caquelon de fondue.

Eh oui: l’idée suisse n’est pas une affaire locale concoctée par une poignée d’obscurs montagnards. C’est, à petite échelle, l’incarnation d’un grand rêve humain: le rêve de paix et de liberté. C’est mon rêve comme le vôtre, et c’est pourquoi, moi qui ne suis pas né ici, je peux vous en parler avec ferveur et décontraction.

J’ai toujours perçu la Suisse comme une forteresse, ou comme une arche, au milieu d’une mer agitée. Je l’ai vue pour la première fois en 1973, lorsque mes parents m’y ont amené en voiture pour commencer une nouvelle vie. En voyant s’approcher la ligne sombre des Alpes, un peu au nord de Milan, j’avais été pris de panique! « Freine, papa! » me suis-je écrié, « Nous allons nous écraser contre ce mur! »

Eh oui: pour un gosse né dans une région plate comme la paume de la main, les montagnes du Valais sont un obstacle effrayant. Je ne savais même pas qu’il y avait des cols et des tunnels pour les franchir.

Mais il n’en est pas moins vrai que le Valais, bordé par ses deux chaînes montagneuses de part et d’autre du Rhône, ressemble à un fond de bateau. Si on le regarde sur une carte, il a même la forme d’un canoé, ou d’un drakkar, aux extrémités relevées, un drakkar simplement amarré par le Bouveret au lac Léman. Sa configuration est extraordinaire: il suffirait de fermer quelques cols, en plus du défilé de St-Maurice, pour en faire une embarcation complètement étanche!

Ma géographie fantaisiste vous amuse peut-être. Il n’en reste pas moins, comme l’a magnifiquement illustré Gonzague de Reynold, qu’elle façonne les esprits et les mentalités. La Suisse, à l’image du Valais, est un navire clairement bordé par ses limites naturelles, mais aussi cloisonné intérieurement. C’est ainsi que nous y cohabitons avec des gens, ces étranges Suisses allemands, dont nous ne savons quasiment rien. Nous ne savons pas qui est leur Darius Rochebin, qui est leur Yann Lambiel, qui est leur Lolita Morena. Nous savons à peine, parce qu’on nous l’a appris à l’école, quels sont leurs équivalents de Ramuz, de Chessex et de Chappaz. Et pourtant, ces inconnus, nous les défendrions comme nos propres frères, et ils feraient de même!

Les Suisses n’ont pas besoin de guigner dans le lit et dans la casserole de leurs voisins pour entretenir leur solidarité nationale. La légende qui les unit leur suffit amplement, car cette légende repose sur un besoin aussi essentiel que l’eau et l’air: le besoin de liberté. L’identité suisse ne repose pas en réalité sur une unité linguistique, géographique ou culturelle, mais sur l’adhésion à un projet commun. Cette barque tient ensemble à raison même de la souplesse et de la légèreté de ses structures.

On nous parle d’intégrations économiques, de mondialisation, de standardisation. C’est comme un rouleau compresseur. Nous, Suisses, devrions y répondre par le bon sens de nos légendes, la beauté de nos paysages encore préservés, la diversité de nos coutumes. Car ce qu’il y a de plus particulier dans ce pays, c’est justement ce qui le relie le plus directement à l’universel!

Ecrit pour la Fête nationale à Torgon, le 31 juillet 2015, et finalement non lu.

Vidéo du discours improvisé sur YouTube.