Nous vivons dans un monde de Bisounours, me dit-on à tout propos. J’étais tellement ignare du phénomène qu’il m’a fallu le googler. J’ai appris ainsi que ces gentilles peluches, qui ont contribué de manière non négligeable à la pollution de la planète (40 millions d’exemplaires vendus rien qu’entre 1983 et 1987), avaient aussi des prénoms. Grosbisou, Groschéri, Grosjojo, Grostaquin...

La clientèle cible de ces joujoux à succès est née dans les années 70 et 80 sur les deux rives de l’Atlantique et en deux ou trois autres enclaves de la consommation déchaînée. La voici arrivée à l’âge mûr. Elle ne tient pas encore le haut du pavé, mais s’en rapproche dangereusement. Dans l’intervalle, les couleurs candides de ces doudous ont déteint sur l’écosystème complet de leur aire de vente. Bleu ciel, rose et fuchsia constituent désormais la seule palette tolérée dans l’espace public. Si vous portez noir, rouge sang, bleu marine ou même gris, c’est que vous êtes « pas sympa ». Autrement dit insortable dans les cocktails, infréquentable dans les arts et lettres et imprésentable en politique. A moins de se réfugier dans un milieu qui cultive délibérément ces couleurs-là. Mais c’est un choix de vie appauvrissant aux conséquences surprenantes, comme de voir vos amis d’hier changer de trottoir sans raison apparente.

Le hic, c’est qu’en 2015 le monde a bien changé par rapport aux festives années 80. Le XXIe siècle a doublé la famille Bisounours d’une série gore : Grosfraudeur, Grosmalade, Grosdealer et Groségorgeur. Tandis qu’en face d’eux, du côté lumineux de la Force, s’alignent Grosindécis, Grosdébordé, Grosmou et Grosfilalapatte. Et la Force penche de moins en moins en leur faveur. C’est que les Bisounours qui conduisent le monde n’ont pas les pattes assez longues pour accéder au pédalier. Sans parler de leur vision de la route, dépassant à peine le ras du volant. Ainsi, en 2009, ont-ils lancé une panique mondiale avec l’épidémie H1N1 en la proclamant aussi mortelle que la grippe espagnole — mais en n’osant pas mettre sous quarantaine ses foyers comme le faisaient les sévères messieurs à moustache du XXe siècle. Heureusement, la souche s’est avérée d’une nocivité de… Grosrhume, ayant eu pour effet principal d’enrichir gravement les marchands de vaccins.

Les voici à présent qui se frottent au terrorisme. Ils suivent les suspects mais ne les importunent pas « tant qu’ils n’ont rien fait de mal », autrement dit tant qu’ils ne sont pas morts et leurs victimes avec. Ils espionnent tout un chacun, mais ignorent l’outil de contrôle le moins intrusif : les frontières. Ils déclarent la guerre aux fanatiques, mais font tchin-tchin avec leurs mécènes. Ils aimeraient les bombarder, mais au final hésitent, par crainte des conséquences écologiques. A propos, tiens : ils nous ont encore fait une conférence sur le climat ! Habitants des zones côtières, je vous conseille vivement de migrer vers les hauteurs...

Le trait commun du Bisounours façonné depuis deux générations par un cerveaulavage publicitaire constant est de vivre à côté de la vie. Sa réalité est remplacée par ses idées sur la réalité. Il est riche mais ne pense qu’aux pauvres, et c’est ce qui le différencie d’eux. Comme le Monsieur Bonhomme de Max Frisch, il « confond les bonnes intentions avec le Bien », la rectitude morale avec sa mauvaise conscience et la lucidité avec l’impolitesse. C’est pourquoi il finit par tendre l’allumette aux incendiaires de sa propre maison avec un ineffable sourire... de Grosjobard.

On oppose aux Bisounours des arguments politiques, alors qu’ils sont un fait spirituel, une atrophie d’âme. Les Bisounours sont distraits et ludiques comme des enfants ou des jeunes chiens. Rien pour eux n’a vraiment d’importance hors de leur confort et de leur sécurité. Effleurez leur gélatine, et ils vous foudroieront. Il n’existe qu’un remède contre ces méduses (hormis leur dessiccation certaine à la première marée basse). Il tient dans le duende, ce démon seigneurial du flamenco dont Garcia Lorca a fait le principe de toute poétique et de toute action, le contraire absolu du toc et du mou. Le flamenco ne sourit jamais, sa joie est sublime et sublimement grave. Son duende se manifeste quand l’art devient aussi crucial et sanglant que la vie même. Quand nous sommes ce que nous faisons et que nous le faisons sans filet sous nos pieds. Nous avons « dépassé » cette humanité-là, or c’était la seule humanité digne de ce nom.

Article paru dans le « Matin Dimanche » du 20 décembre 2015. Avec une illustration de Julia Dasic.