Méfiez-vous de la dématérialisation, surtout quand elle touche à l’argent. Tout ce qui, de la réalité palpable, passe dans le « nuage », vous met à la merci des divinités célestes qui font le climat. Vous étiez libre comme un lynx, vous vous retrouvez soudain tributaire de leur pluviosité, telle une vulgaire plante. De même que le vote électronique fait basculer le risque de fraude du particulier vers le système, de même que le livre électronique n’est jamais votre propriété mais seulement une location, la monnaie électronique est une courtoisie que le système vous accorde mais qu’il peut révoquer à toute heure. Et dans l’intervalle, elle lui sert à vous traquer commeme la puce dans le cou des chiens. C’est bien pourquoi les États salivent à l’idée de le substituer aux bons vieux billets. La métamorphose est en route, et elle va vite. Essayez de payer votre café dans le TGV avec un billet de 50 euros…

En Suisse, Dieu merci, nous avons un train de retard sur ce progrès-là. Nous détenons la plus grosse coupure au monde, et qui s’arrache : 40 milliards de francs sur le dos de la « fourmi », soit 60 % de la masse en circulation, alors que le très ordinaire billet de 100 ne véhicule que 11 milliards. Demandez-vous pourquoi ! En ces temps de crise, le matelas de grand-mère redevient un refuge.

Mais la vertu essentielle du billet de banque, c’est qu’il est porteur d’une valeur plus grande que sa contrepartie monétaire. Tout comme un livre raconte son époque par sa reliure, sa mise en page et la texture de son papier, une coupure incarne la philosophie du peuple qui s’y fie. Voir chaque jour les visages de Le Corbusier, Honegger, Sophie Täuber-Arp, Giacometti, Ramuz et même, quand on est riche, de l’immense Jakob Burckhardt, c’est se sentir intégré à une communauté. Mieux encore : à une grande nation, plus vaste que son territoire, plus noble que ses microquerelles et ses nanopartages.

Mais ces temps-là sont révolus. Voici que la première charrette emporte la seule dame du lot. A sa place, on nous met un parapentiste anonyme, ce soldat inconnu de l’ère sportivo-festive !

J’admire le travail des graphistes et des imprimeurs de billets de banque. J’étudie avec passion les merveilles d’ingéniosité qu’ils condensent dans ces bouts de papier. Le nouveau billet vert suisse, de ce point de vue là, semble prometteur. Je me réjouis de le décortiquer comme le plan secret d’une île au trésor. D’ailleurs, il coûte 40 centimes à fabriquer : davantage que la valeur nominale de bien des coupures de par le monde !

Cependant, la nouvelle ligne graphique me rappelle irrésistiblement les polémiques de mauvais augure qui ont présidé au lancement de l’euro. On devait l’appeler ECU (European Currency Unit), mais on a laissé tomber pour éviter des assonances rappelant un passé moyenâgeux. On a songé à y mettre des visages, on s’est contenté d’abstractions. Prudence ! Vous imaginez un Shakespeare qu’on aurait dû retirer pour antisémitisme ou un Voltaire biffé pour islamophobie ? On a prétendu créer une communauté de peuples, et l’on a créé une zone grise envahie par la bureaucratie où nul peuple ne se reconnaît.

Pourquoi les Suisses ne copieraient-ils pas cette expérience notoirement foireuse, comme ils le font pour chaque euratage ? Du passé faisons table rase et coupons les têtes pour ne fâcher personne, nous dit le patron de la BNS. C’est sans doute pourquoi la communication officielle souligne que notre nouveau billet de 50 présente la Suisse comme « un pays invitant à l’aventure ». Au paradis des pharmaciens et des assureurs, cela tient de l’humour noir. Mais elle ajoute encore que son message essentiel repose sur le vent. Là, c’est à prendre au pied de la lettre.

(Paru dans Le Cercle du Matin Dimanche le 10 avril 2016.)