Du journal, 21.3.2017

Éreinté par deux heures de traduction simultanée, je rentre chez moi et me verse un grand verre de vin rouge de monastère, noir et poisseux comme une crème de cassis. J'allume la radio, réglée sur Nostalgie. Ne me reste alors qu'à repasser en différé la soirée hors du commun que je viens de vivre en témoin trop immergé pour la savourer sur l'heure.

Mes deux amis officiers français s'adressaient aux étudiants en droit de Belgrade. Le lieutenant-colonel Patrick Barriot a donné une conférence illustrée sur le thème «Héros français - héros serbes». Puis le colonel Jacques Hogard a évoqué son action au Kosovo après l’occupation de la province par l’OTAN en 1999, à laquelle il a consacré un livre très lu au titre évocateur: L’Europe est morte à Priština.

Ces deux officiers de valeur — l’un, colonel de la Légion commandant des forces spéciales françaises, l’autre médecin-chef de l’armée — ont tous deux dû quitter l’armée française à cause de leur engagement pour la justice et la vérité, assimilé à un ralliement au camp serbe. Et se reconstruire une vie, pour ainsi dire, à partir de zéro.

S’entendre expliquer l’héroïsme de jadis par deux héros réels d’aujourd’hui est un honneur rare.

J’ai voulu noter pour moi-même les souvenirs de cette soirée lorsque j’ai découvert, tôt le lendemain matin, un compte rendu détaillé sur la page de mon ami Dragoslav Bokan, écrit à toute vitesse, sur son téléphone, la nuit durant.

Il ne me restait plus qu’à le traduire. Voici:


*



Ils sont colonels de l’armée française, et en même temps, les plus grands Serbes que je connaisse.

J. Hogard et Patrick Barriot à la Faculté de Droit de Belgrade

Patrick Barriot (rebaptisé Stefan dans l’orthodoxie) et Jacques Hogard sont deux hauts officiers français qui sont arrivés chez nous avec les troupes étrangères et hostiles, mais qui sont repartis d’ici (en fait, ils ne sont jamais vraiment repartis) en tant que nos grands amis et admirateurs, défenseurs et frères d’armes.

De tels exemples doivent être inscrits en lettres d’or dans la chronique historique de notre peuple, sur cette même plaque où sont inscrits les témoignages d’amour d’un Rodolphe Archibald Reiss ou les exploits humanitaires d’un Arius van Tienhoven. Là où figurent aussi l’architecte catholique de Kotor, Fra Vito, bâtisseur du monastère de Dečani, le talentueux biographe du despote Stefan Lazarević, Constantin Philosophe, ou encore cet héroïque officier allemand Paulus Eugen Sturm (serbisé sous le nom de Pavle Jurišič «Šturm»)…

Hier soir, ces deux colonels français (ils l’étaient du moins jusqu’à ce que, pour avoir soutenu les Serbes, ils fussent pratiquement expulsés de l’armée de leur pays), ces véritables chevaliers chrétiens modernes issus des plus beaux et des plus féeriques chapitres de l’histoire du royaume aux fleurs de lys, étaient les invités de la jeunesse serbe à la Faculté de droit de Belgrade.

Le Dr Patrick-Stefan Barriot, spécialiste en réanimation, après avoir au sein des Casques bleus de la FORPRONU découvert la vérité sur les Serbes de la République de Krajina, a accepté de devenir leur représentant diplomatique en France. Son supérieur a failli s’étrangler d’épouvante en apprenant la nouvelle à la une du Figaro.

Suite à cela, toute sa vie a été subordonnée à une mission cruciale, sous la forme d’une lutte opiniâtre pour notre peuple devant les médias occidentaux, mais également d’une exposition en tant que bouclier humain sur les ponts de Belgrade durant le bombardement de la Serbie par l’OTAN.

Il a également témoigné à La Haye en défense de Milan Martić et d’autres dirigeants et chefs militaires de la République de Krajina serbe. Le tout a été couronné par sa conversion à l’orthodoxie, justement au monastère de Dečani. Mais également par cette conférence à la Faculté de droit de Belgrade sur l’histoire de l’héroïsme et sur l’héroïsme dans l’histoire européenne, axée surtout sur la chronique chevaleresque française et serbe.

Il est remonté aux héros antiques, Hector et Achille, pour rappeler leur immense bravoure, leur occasionnelle cruauté... et leur vanité. Seul l'exploit, en ces temps-là, comptait. La puissance n'excluait pas la grandeur d'âme — Alexandre recouvrant de sa cape le corps de Darius enfin mort — mais l’excès de mansuétude ne devait pas ternir la gloire du héros.

Aux côtés des exemples illustres d’un Bertrand du Guesclin et de l’«envoyée de l’Archange Michel» surgie de nulle part devant les Anglais éberlués, l’héroïque pucelle Jeanne d’Arc, il a convoqué saint Sava et Stefan Dečanski, mais aussi Miloš Obilić, Stevan Sindjelić et le haïdouk Veljko. Il a expliqué cette étonnante et merveilleuse union entre la foi et la patrie qui existait au Moyen Age européen, justement en France et en Serbie, et qui s’est prolongée, à travers notre cas, jusqu’aux jours présents.

Et dans le final de son exposé, il a comparé le jugement inique et invalide de Jeanne en 1431 avec celui, nullement plus honnête, monté contre le général de l’Armée yougoslave dans le pays, Dragoljub Mihajlović en 1946, et ceux, récents, de La Haye, infligés aux généraux, aux chefs d’État et aux leaders serbes sur la base de pure propagande et de faux grossiers.

La destinée du héros est souvent tragique, entachée de calomnie et de trahison. Le procès monté guette la geste, le bûcher en est souvent le couronnement, de Rouen à La Haye.

Quant au colonel Jacques Hogard (né le 16 décembre 1955 en région parisienne), c’est un exemple encore plus spectaculaire de «champion» chevaleresque, qui a sacrifié tout ce qu’il avait à la défense du peuple serbe et de son honneur d’officier.

Dernier rejeton de 12 générations continues de hauts officiers et chefs de guerre français, avec un ancêtre tué par les archers anglais à la bataille de Poitiers en 1356, et un grand-oncle tombé au tout début du Front de Salonique, le 28 octobre 1916 en se battant contre les Allemands et les Bulgares (ce qui lui valut de recevoir, entre autres, la Croix de Guerre française, cette même haute distinction qu’a reçue, seule femme dans toute la Grande guerre, notre femme soldat Milunka Savić).

Le père de Jacques était général, son grand-père était également général de l’armée française, et ainsi de suite. Et son oncle fut un héros illustre de la Résistance durant la IIe guerre mondiale. Une biographie familiale irréprochable, où chaque mot et chaque acte sont pesés, s’agissant de l’honneur de générations de courageux guerriers et d’officiers d’élite. Ce véritable homme de métier a commandé en son temps une unité de la Légion étrangère au Rwanda, en tant qu’officier expérimenté dépêché dans le creuset du plus terrifiant massacre interethnique, où il a pu voir de près et comprendre une fois pour toutes ce qu’est la propagande politiquement orientée qui travestit la vérité de tout ce qu’elle effleure et qui ment délibérément. Quelques années plus tard, il aura l’occasion de reconnaître le même fléau, en tant que commandant des unités spéciales françaises, au Kosovo-Métochie après le retrait des forces serbes entériné par les «accords de Kumanovo».

Il fut donc nommé commandant du Groupement interarmées des forces spéciales (GIFS). Mais avant son départ pour le Kosovo, il s’est entretenu avec son père, également nommé Jacques, général d’infanterie de marine en retraite, vétéran des guerres d’Indochine et d’Algérie. Lors de cet entretien testamentaire — son père est mort du cancer le 12 juillet de cette même année 1999 — le père a instruit le fils sur l’histoire séculaire de cet héroïque peuple chrétien des Balkans dont Lamartine et Hugo avaient tressé les louanges.

Il lui parlait, sur son lit de mort, de ces Serbes qui, au temps de la Première guerre mondiale, avaient forgé avec leur sang et leur courage une amitié éternelle avec la France.

Mais il l’a néanmoins encouragé a accepter son commandement d’occupation et de faire ce qu’il pouvait. Il avait senti l’importance de la mission de son fils et héritier!

En arrivant au Kosovo, Hogard a aussitôt compris ce qui s’y passait réellement et il est pour ainsi dire entré en guerre Avec les forces anglaises de la KFOR et les terroristes albanais (que les Anglais protégeaient jusque dans leurs crimes les plus atroces contre la population civile serbe sans défense).

C’est alors, pour la première fois, qu’il a pris tout seul le contrôle de ses soldats éprouvés au combat et qu’il a cessé d’écouter le commandement unifié des troupes étrangères — et même le général Kelche, chef d’état-major des armées françaises.

Son unité française, renforcée d’escadrons du 1er régiment blindé de la Légion et du 1er régiment de hussards parachutistes, a pénétré au Kosovo depuis la macédoine via les axes «Baudelaire» et «Rimbaud» et est ainsi arrivée à Gnjilane. Immédiatement derrière suivaient les longues colonnes de véhicules américains de tous types avec le personnel chargé de construire la future base Bondsteel (le «ghetto-bunker des forces américaines dans les Balkans»).

Hogard rencontre des groupements épars de terroristes albanais. Leur «UÇK» avait été totalement démolie militairement jusqu’à l’arrivée de la KFOR, la force brutale des USA et de l’UE. Et il saisit immédiatement qu’il a affaire à de vulgaires bandits, assassins et rançonneurs décidés à assassiner tous les Serbes qu’ils trouvent et à effacer toute trace de leur présence au Kosovo.

Le colonel français entre immédiatement en action, guidé par les instructions tacites de son père et de son grand-oncle, sous-lieutenant du 51e Régiment d’infanterie coloniale et chevalier de la Légion d’honneur, mort à 22 ans pour la France et la Serbie.

En juin 1999, ses commandos ont sauvé la vie des moniales serbes dirigées par Mère Makarija, mais également le vieux monastère de Devič (qui recelait les reliques de St Joanice dans son catafalque) contre les bandits albanais déchaînés en uniformes noirs aux emblèmes rouges. Les paras de Hogard se sont illustrés ce jour-là.

Hogard a même réussi à convaincre le général français en charge de la région d’assurer une protection durable à ce monastère, après que les Albanais eurent déjà capturé et sauvagement torturé le hiéromoine Séraphim, lui brisant les dents et la mâchoire…

Lorsque les terroristes albanais sont revenus sur les lieux du crime, les défenseurs français du monastère leur ont organisé un comité d’accueil approprié. Sitôt que les terroristes eurent ouvert le feu sur Devič, n’attendant aucune résistance, plusieurs d’entre eux furent abattus.

Les rafales d’armes automatiques, de même que le canon de 20 mm de l’hélicoptère Puma attaquant en rase-mottes — comme dans Apocalypse Now de Coppola — ont rapidement et efficacement dispersé les intrus (des «bandits sans foi ni loi», comme les a appelés Hogard).

Les bérets vers et rouges (les commandos de marine français et les paras de l’infanterie de marine française) avaient donc fait avorter à la racine le projet des «vengeurs» albanais de détruire totalement l’un des plus importants centres spirituels serbes au Kosovo-Métochie.

S’ensuivent les péripéties dramatiques liées à la volonté des Français de protéger la population serbe contre la terreur, les pillages, les intimidations, les viols et les meurtres… Mais l’événement central, qui devait mettre fin après 26 ans de service à la carrière du colonel Jacques Hogard, consiste en la dispersion d’un guet-apens monté par les assassins de l’UÇK contre un convoi de 200 tracteurs serbes transportant des exilés se retirant vers la nord. C’est à cette occasion que Hogard entre en conflit avec le général britannique Malcolm Mason. Un hélicoptère français avait ouvert le feu sur les terroristes embusqués. Écumant de rage, Mason a informé son collègue français que des commandos SAS britanniques se trouvaient mêlés aux Albanais de l’UÇK! Et que les hommes de Hogard étaient en train de les mitrailler comme des lapins. Ce fut le début d’un bras de fer quotidien entre des Français plutôt impartiaux et des Britanniques ouvertement pro-albanais.

Le sommet de l’action autonome des Français fut la tentative entreprise par Hogard de pénétrer par surprise dans la villa d’un médecin albanais où l’on torturait des Serbes. Hélas, un officier français lié aux Albanais avait trahi les siens, si bien que les lieux avaient été évacués lors de leur irruption.

Survient encore un conflit ouvert entre deux simples patrouilles des forces spéciales françaises avec une colonne incomparablement plus puissante de blindés britanniques sur lesquels étaient perchés des terroristes albanais qui agitaient leurs drapeaux rouges au-dessus des tourelles des chars de l’OTAN. Malgré une «disproportion criante des forces en présence», comme l’écrira Hogard, les Français commandés par le capitaine de corvette Jean-Claude Veillard empêchent les Britanniques de passer et d’occuper Mitrovica et la mine de Trepča. Le geste des Français avait coupé court à l’avancée de la 4e brigade blindée britannique venant de Priština et sauvé les Serbes d’une inévitable expulsion…

Les Français quadrillent le nord-Kosovo et arrêtent les criminels de l’UÇK, manquant même de mettre la main sur Agim Çeku lui-même, le général autoproclamé de l’embryonnaire armée kosovare. Ils ont pu constater ainsi, comme Hogard l’écrit dans son précieux témoignage1, que l’UÇK est une organisation «criminelle, terroriste et mafieuse», et non, comme l’affirmait Bernard Kouchner, «un héroïque mouvement de résistance».

Ce fut en même temps le point final de la mission de ce très insolite officier de la Légion étrangère, et du même coup la fin de sa carrière.

Les Serbes lui ont décerné la médaille du courage Miloš Obilić ainsi que l’оrdre de Saint Sava du Premier rang. Il s’est aussi attaché la reconnaissance éternelle des moniales de Devič.

Pendant qu’il évoquait certains de ces exploits, non sans toucher également à la situation actuelle en France et en Europe, Hogard ressemblait à un preux tout droit sorti des épopées cinématographiques. Portant son élégant costume comme une armure ou un uniforme, il détaillait dignement, rationnellement, tout ce qu’il avait à dire aux étudiants serbes et à toute l’assistance. Bien entendu, pas une seule caméra d’une chaîne nationale n’était présente.

Pour finir, répondant à ma question, il a décrit l’action et l’influence de Louis de Bourbon, l’héritier de la couronne de France et descendant de St Louis, dont Hogard est un aide et un conseiller. En mentionnant un événement qui nous concerne, nous autres Serbes, au premier point: la visite du duc d’Anjou au monastère serbe de Hilandar sur le mont Athos, à l’invitation de notre higoumène Méthode.

Quel homme, que ce Français moderne et médiéval à la fois, porté par l’impératif chevaleresque de la défense «des faibles, de la foi et de la patrie»! C’est une expérience irremplaçable que cette rencontre avec lui, tel qu’en lui-même. Et avec son ami et frère en amour de la Serbie, Stefan Patrick Barriot, encore un porteur de la médaille visible, officielle, du courage et de l’ordre de Saint Sava, mais également des distinctions archaïques, qui sont invisibles. De telles rencontres nous éclairent la vie et nous rendent la foi dans le sens inébranlable de la lutte pour ce que nous croyons. Car, sans cette lutte, tout n’est qu’une descente vertigineuse dans la défaite et la mort physique et spirituelle.

PS — J’ai parlé jadis au Salon du Livre, aux côtés de Slobodan Despot, l’éditeur, et de Mère Makarija de Devič, lors du vernissage du livre de Jacques Hogard. Dans le public se trouvait le plus important philosophe serbe contemporain, aujourd’hui décédé, le Dr Žarko Vidović, qui s’est entretenu avec nous tous et, en particulier, avec le protecteur français de nos démunis et de nos antiques monastères au Kosovo.

PPS — Le titre du livre de Hogard est une antithèse directe de la célèbre déclaration de Bernard Kouchner, homme politique français et fondateur discrédité de «Médecins sans frontières», disant que «l’Europe est née à Priština» («L’Europe que j’aime, l’Europe des droits de l’homme et de la fraternité, naît grâce à l’intervention de l’OTAN au Kosovo»). Dès son titre, Jacques Hogard se positionne nettement et activement contre les ennemis de la vérités qui ont tenté d’occulter ce qui s’est vraiment passé dans le berceau de l’État, de la spiritualité et de la culture serbes.

PPPS — Sans nulle intention de politiser cette évocation de nos grands amis et de leur exploit guerrier, je ne peux ne pas penser à ceux d’entre nos politiques qui s’empresseraient à la première occasion de céder le Kosovo aux Albanais, en invoquant une «réalité qu’il faut bien prendre en compte». Quelle différence entre ces spectres et ces héros venus de loin, à l’honneur immaculé et à l’âme noble.

Dragoslav Bokan


  1. Son livre, L’Europe est morte à Priština, est paru en serbe aux éditions Xenia-Metella sous le titre Evropa je skončala u Prištini