Dobrica, l’homme à qui je dois mon entrée en littérature, est mort ce printemps, à 93 ans, au jour le plus tragique des inondations qui ont frappé la Serbie. Sa symbiose avec son peuple était totale, au point de périr avec lui.

Quand j'avais trente ans, cet immense écrivain, qui avait plus d'écoute et de curiosité que tous les jeunes gens, m'avait incité à écrire mes mémoires. A trente ans! Qu'avais-je à dire? «Tout. Tu es un témoin assis à cheval entre deux mondes qui ne communiquent presque jamais entre eux.»

Bien entendu, je ne l'ai pas écouté.

A présent qu'il est parti, j'éprouve — trop tard, comme dans tout ce que nous faisons —, un impérieux besoin de le faire.

Non d'écrire mes mémoires, mais d'écrire mes souvenirs sur lui, autour de lui, inspirés par lui. Un livre d'hommages. Le "tombeau" d'une âme qui ne mourra jamais, qui est encore là, près de moi.

Par où commencer? Par une modeste photographie.

L'hiver dernier, comprenant combien ce lumignon nous était précieux et combien peu il lui restait de lumière terrestre, j'ai été envahi d'une hâte affolée. Que pouvais-je encore saisir de lui? Quelle sagesse entendre? Quels propos noter?

Alors, instinctivement, j'ai pris mon portable et j'ai discrètement photographié, en cachette, sa belle main calme posée sur l'accoudoir de son fauteuil. Pendant qu'il me parlait des malheurs de la Serbie et qu'il s'enquérait de l'état du monde, ses blanches mains restaient tranquilles, accompagnant de loin en loin un mot. Témoins muets de la purification qu'il avait connue et de l'apaisement profond qui l'habitait au soir d'une existence si longue, si riche et si dramatique.

Apprenant qu'il avait rejoint le Seigneur dans son sommeil, je me suis rappelé ces mains, et j'ai décidé de leur adresser mes souvenirs, comme l'avait fait Kazantzaki dans sa *Lettre au Gréco*.