Une année sans Dobritsa
RAPPEL soirée littéraire : Une année sans Dobrica Ćosić
Centre culturel de Serbie, 123 rue St-Martin (Beaubourg), Paris, le mardi 19 mai à 19h30.
Notes de conférence
Voici un an, en mai 2014, la Serbie et les Etats voisins de l’ex-Yougoslavie ont connu des inondations d’une ampleur biblique. C’est au milieu de ce désastre que le plus grand écrivain et témoin de la Serbie moderne s’en est allé, à 93 ans, sans un bruit. Dobrica Ćosić — que nous avions rebaptisé Dobritsa Tchossitch sur la couverture de ses romans afin de rendre son nom tant soit peu intelligible pour le public français — aura partagé jusqu’à son dernier souffle le sort de son peuple. Il est parti sur la pointe des pieds, refusant les honneurs d’Etat auxquels il aurait eu droit, mais exigeant par testament d’être enterré selon le rite orthodoxe traditionnel, comme tous les siens depuis la nuit des temps. Le communiste militant de sa jeunesse, brisé par les tragédies, les mensonges et les injustices du XXe siècle — siècle du progrès — était devenu un chrétien inavoué mais profond.
L’Antigone de Tito
Le rôle de Dobrica Ćosić est comparable, au sein de sa nation, à celui d’un Victor Hugo en France. Résistant communiste, commissaire politique, apparatchik, il avait fait entendre une voix singulière sitôt qu’il eut pris la plume et publié un étonnant premier roman sur la guerre des partisans: Loin est le soleil. Devenu un intellectuel et un écrivain en vue, il participa au fastueux tour du monde non-aligné de Tito sur son yacht de milliardaire escorté par la marine et l’aviation de guerre. Puis, dès 1968, il troqua son statut contre une stature en osant affronter le dictateur sur son autoritarisme, ses moeurs de nabab, ses manipulations, sa politique nationale. Placé dès lors en résidence surveillée, il resta à jamais l'opposant le plus conséquent du maître de la Yougoslavie, à rebours de son propre milieu, de la bien-pensance internationale et du sentiment populaire, tous subjugués par celui qui fut peut-être le plus grand illusionniste politique du XXe siècle. Il créera par la suite un Comité pour la liberté d’expression qui sera la pépinière des futurs dirigeants démocrates et pro-occidentaux de la Serbie et finira même par adhérer, en 2000, à l’organisation Otpor, le vecteur de la « révolution colorée » qui balaya Milošević, non sans avoir engagé son renom et sa popularité, en 1992, dans le sauvetage de ce qu’il restait de Yougoslavie en devenant l’un des derniers présidents de cette fédération condamnée. D'avoir cru aux promesses de l'Occident sera l'un des regrets les plus amers du soir de sa vie. Ses dernières années — tout son XXIe siècle, en fait — seront consacrées à une amère méditation sur la trahison et la vanité politiques.
Le médium
Dans sa semi-retraite en semi-liberté, il écrira Le Temps de la Mort, l’épopée du combat et de la retraite des Serbes en 1914-1915, l’un des plus grands romans de guerre jamais écrits. En un temps où l’idéologie titiste réprimait toute manifestation de l’identité serbe, son chef-d'œuvre, tiré à des centaines de milliers d’exemplaires, servira d’éveilleur de la conscience et de la mémoire nationales. Comme Hugo, comme Dickens, comme Soljénitsyne, Dürrenmatt ou Günter Grass, Dobrica aura capté et incarné, de son vivant, l’esprit de son peuple et de son temps. Lorsque j'ai eu la chance de le rencontrer, à l'âge de vingt ans, il était l'homme le plus influent, le plus aimé et le plus haï de la Yougoslavie post-titiste.
Initiation
La traduction de sa trilogie du Temps du Mal consacrée au purges staliniennes fut mon premier travail littéraire. En 1986, jeune étudiant à peine inscrit à l’université de Lausanne, j’avais frappé à la porte de L’Age d’Homme chez Vladimir Dimitrijević, le prestigieux éditeur de Grossman et de Zinoviev, dans l’espoir de décrocher des traductions pour payer mes études. Je lui avais présenté un cahier où je retraduisais (à la main, bien entendu) un grand classique de la littérature yougoslave mal servi par sa première version française. Dimitri n’avait pas même jeté un regard sur ma traduction, mais s’était retourné pour prendre sur son étagère un pavé noir de 800 pages qui m’était bien connu: Le Pécheur, premier volume de la fameuse trilogie! « Essayez plutôt ça », me jeta-t-il froidement.
Ça, c’était le roman le plus scandaleux, le plus lu, le plus commenté des dernières années de la Yougoslavie communiste! Mon frère de lait, soldat dans l’Armée populaire, venait de se faire mettre aux arrêts parce qu’on en avait trouvé un exemplaire dans son barda. Et il m’incombait, à dix-neuf ans, de m’attaquer à ce monument…
Flair ou désinvolture? Je ne me suis jamais expliqué cette confiance instantanée qu’avait accordée le célèbre éditeur à un étudiant inconnu. Les deux, probablement. Les épreuves du Pécheur, raturées de rouge par ma relectrice Anne Coldefy, bientôt suivies par celles de L’Hérétique et du Croyant, signaient mon entrée en littérature. Y entrer par cette porte-là tenait véritablement de l’initiation.
Mission
Depuis lors, et pendant plus de 25 ans, j’ai entretenu une amitié filiale, constante et détendue avec cet homme qui, par son oeuvre colossale et ses engagements, avait fini par être la voix d’un peuple et d’une époque. Je l’ai accompagné dans les rues où les gens simples l’abordaient avec ferveur et dans les taxis où il ne pouvait payer sa course. Je l’ai vu insulté, l’écume aux lèvres, par des enragés à Paris. Je l’ai retrouvé dans son immense bureau vide de président de la Fédération en 1992. Nous avons parlé religion, science, littérature, gastronomie, femmes. Nous sortions marcher la nuit, d’un pas martial, sur les berges du Danube. Nous projetions un livre d’entretiens sur tous ces sujets que son oeuvre d’essayiste et de romancier n’abordait pas.
Mais je traînais. Je croyais avoir tout mon temps et me faisais des priorités avec des choses triviales. Dobrica était immortel. Il m’attendrait à jamais dans son cabinet où il écrivait sans cesse, des heures durant, au stylo bille sur des feuilles volantes. Puis, un jour du début 2014, en pleine conversation, je l’ai vu subitement s’affaisser et j’ai été pris de panique. Nous n’étions qu’au début de nos échanges, il n’avait pas le droit de s’en aller. Mais s’il s’en allait quand même, que pouvais-je encore, in extremis, retirer de son archaïque sagesse et de son irremplaçable expérience? Dobrica n’était pas une de ces maisons d’ingénieur qu’on peut ravaler sur plans. Il était un distillat d’humanité, un arbre noueux, quasi-centenaire, qu’aucun artiste, aucun savant ne saurait reproduire. La trace qu’il avait laissée sur terre était bien au-delà de notre jugement.
Pris d’affolement, j’ai fait ce que je fais souvent dans les moments d’émotion: j’ai ajouté un cliché à ma photobiographie. Je me suis emparé de mon iPhone et vite, furtivement, j’ai photographié sa main. Sa main gauche, reposant sur l’accoudoir en velours de son fauteuil. Si je ne devais rien conserver d’autre de lui, si ma mémoire s’éventait avant d’avoir été verrouillée par l’écrit, il me resterait toujours cette photographie. Et si j’avais la force, l’assurance et le temps d’écrire cette rencontre cruciale de mon existence, je l’intitulerais La main de Dobrica Ćosić et placerais cette même photographie en frontispice.
Nikos Kazantzákis a écrit l’une des autobiographies les plus bouleversantes de tous les temps sous la forme d’une Lettre au Gréco, son compatriote crétois. Il me semble, pour ma part, qu’il me suffirait d’évoquer cette main, cette fine main de poète et de paysan, pour dire l’essentiel sur ma propre vie et sur le destin du peuple d’où je proviens. C’est l’une des rares vraies tâches que je me sois assignées.
(Illustration : L’une de mes dernières photos de Dobritsa, le 17 février 2014 dans son appartement.)