When the Levee breaks, Led Zeppelin IV (1971).

Je me repasse cette sorcellerie en plein pays chamanique, chez les Bouriates, et soudain je commence à comprendre. J’écoute Led Zeppelin depuis l’âge de treize ans avec une vénération que je ne me suis jamais expliquée, alors que je considère l’essentiel de la musique rock comme un pur divertissement commercial. Or ceci n’a rien à voir. Ce n’est pourtant, à la base, qu’un vieux blues de Memphis Minnie, parlant des craintes des démunis sous la Dépression et du manque de travail. Mais ce rouleau-compresseur est à l’original ce que la Pastorale de Beethoven est aux airs populaires qui l’ont inspirée. Il y a des couches et des sous-couches, des créatures grouillant dans le noir comme chez Goya, des soupirs d’harmonica et des gémissements de guitare qui se perdent dans les lointains, un rythme sismique imprimé par le plus puissant batteur du monde, qui bat la mesure comme la terre respire. Marteau des dieux! Tout l’album fut enregistré à Headley Grange, manoir qu’on dit hanté, et il est hanté de bout en bout. Ils ont touché — je ne sais comment — une corde qui n’appartient pas à leur genre musical, ni à la seule musique proprement dite, mais au chiffrement harmonique du monde. Comme les grands compositeurs et les mystiques. Ils n’avaient alors que vingt-cinq, vingt-six ans et croquaient la vie à pleines dents.

Quand on atteint un tel génie d’expression, le fond s’efface. Ne reste que cet édifice hors de l’espace-temps qui évoque un ailleurs. Je croyais que j’étais le seul à y croire, mais j’ai lu Cabala de Pacôme Thiellement, et j’ai lu des centaines de commentaires fascinés sous les clips de YouTube, et j’y trouve chez des gens mûrs les mêmes réactions que j’avais adolescent. «J’ai soixante-cinq ans et j’écoute encore Led Zeppelin! Leur musique est d’un autre monde! Un lieu que je ne peux visiter que quand j’écoute le Zeppelin!», clame ainsi une fan.

J’avais trouvé moi aussi dans cette musique, et dès l’origine, un lieu hors du temps. L’art parfois abolit le temps et devient sacré. Ce n’est sans doute pas par hasard que ce barrage cède au moment même où je lis le Temps retrouvé de Proust.