Nuit (à dormir) debout
Alain Finkielkraut a eu tort de croire que l’appartenance à l’Académie française valait pare-balles, ou en tout cas pare-crachats. Il a voulu voir de près la «Nuit debout» en traversant la place de la République au bras de sa femme. Et il a été conspué par des manifestants qu’il n’a pas manqué, en retour, de traiter de fascistes.
Quoi qu’on puisse penser du personnage, de ses excès et de ses partis pris, sa mésaventure est un parfait révélateur. Finkie à Nuit debout, c’est la languette de papier PH qu’on plonge dans une solution pour tester son acidité. En l’occurrence, la potion s'avère particulièrement corrosive.
AF s’est illustré ces dernières années par ses positions sionistes à l’international et national-conservatrices en France. C’est aussi, sur le plan culturel, un défenseur de la langue et de l’héritage français et l’animateur d’une des rares émissions de débat audibles du PAF.
Dans les années 90, il avait pris des positions outrageusement pro-croates, en un temps où la différence entre patriotisme et néonazisme était aussi ténue à Zagreb qu’elle l’est aujourd’hui à Kiev. Je me souviens être allé l'interpeller à ce propos à l’université de Genève. Il a aussi, dans son aveuglement, condamné Underground, le chef-d’œuvre de Kusturica (Palme d’Or à Cannes) sans l’avoir vu, juste parce qu’il dérogeait à la pensée unique du temps. Je subodore, derrière cet emballement écumant, des raisons personnelles qu’un philosophe ferait mieux de décliner publiquement. Mais c’est son affaire. On peut avoir de profondes divergences avec quelqu’un et maintenir le dialogue. C’est même un devoir pour tout honnête homme.
Aujourd’hui, ce même Finkielkraut est couvert d’insultes et de crachats pour avoir simplement voulu prendre la température du nouveau mouvement qui agite la France. Le voilà fixé, et nous aussi.
Sans m’être plongé dans le bain comme lui, j’ai été porté aux mêmes conclusions que les siennes, l’autre jour, en écoutant les nuitdeboutistes à la radio. Ils avaient mis en place une espèce de «porte-voix citoyen» consistant à répéter les phrases de l’orateur rang par rang afin que le fond, soi-disant, ne soit pas auditivement défavorisé. C’était comme la bande-son d'un exercice de l’Armée populaire chinoise. Théâtralisation de la moutonnerie.
Ils parlaient aussi, beaucoup. L’un d’entre eux, ainsi, se faisait le porte-parole des «démunis» et des «laissés-pour-compte». Il débitait beaucoup de mots, à une cadence frénétique, mais c’étaient souvent les mêmes. Ce qui revenait le plus souvent: le concept de réappropriation et le verbe y relatif. Les laissés pour compte et les démunis, les vrais, n’utilisent jamais ces mots-là. Ils n’ont pas à se «réapproprier» ce qui n’a jamais été à eux.
Les insurgés qui parlent de «réappropriation» ne sont rien d’autre que des petits marquis universitaires qui n’ont jamais eu à se prendre en main. Leur cagoule les dissimule, mais leur rhétorique les dénonce. Cette rhétorique névrotique et stérile fournit depuis un demi-siècle le fond sonore de l’ascension des nouvelles élites françaises, fermées à toute réalité, sectaires et incapables de tout échange qui ne soit incestueux. Des élites qui prennent leur place en conchiant celles qui les ont précédées pour répéter, en les caricaturant encore plus, tous leurs travers et leurs (in)suffisances. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’un appel au renouvellement accéléré de la classe bureaucratique.
Le peuple ni les damnés de la terre n’ont rien à voir avec cela.