La bouillabaisse
Dans une vie antérieure, Pierre-Yves Maillard et moi avons usé nos culottes sur les mêmes bancs : ceux de l’Université. J’étais anarchiste réac, lui était de gauche, d’une gauche militante et disciplinée. Cela ne nous empêchait pas d’avoir des débats francs, encore que houleux, sur le monde comme il ne va pas. De toute façon, nous finissions par nous réconcilier autour d’une partie d’échecs clandestine, sur un jeu de voyage placé entre nos deux sièges, pendant des cours narcoleptiques de linguistique péridurale ou de structuralisme agraire.
Je l’avoue ici : il me battait souvent. J’espère qu’il a cultivé cette gymnastique d’esprit autant qu’il a persévéré dans ses engagements.
Depuis, nous avons tous deux pris du poids. Lui a en plus pris du grade, poussant jusqu’au conseiller d’État. Et plus si affinités.
Justement, ce maussade 14 décembre 2011 à Berne, ce sont les affinités qui ont posé problème. De toute évidence, PYM n’a pas eu l’échine assez souple pour être admis au Conseil fédéral.
À l’époque, les idées et l’attitude de PYM ne sortaient pas encore du lot autant qu’elles en débordent aujourd’hui. On était socialiste, on avait des principes universels qu’on défendait toujours et partout. Ainsi a-t-il fini syndicaliste. Quand je croise, de temps en temps, son regard bleu suraigu, je m’assure qu’il est resté lui-même. C’est son environnement qui, en se liquéfiant idéologiquement, a souligné sa constance de caractère et d’idées.
À l’exécutif vaudois, il lui a fallu composer. Que fait-on d’autre, chez les Vaudois, que composer ? Je te prête un MI si tu me files deux LA... Ansermet, reviens ! pour orchestrer ces siècles de composition ininterrompue dans tous les domaines ! N’importe : il aura défendu dans son domaine, qui est celui de la santé, une ligne personnelle — ou plutôt non : très classiquement sociale, mais marginalisée par le revirement néolibéral de la gauche de pouvoir.
Un socialiste défendant le socialisme ? Décidément, dans la Suisse de 2011, c’en était trop ! PYM fut balayé au profit de l’agréable Alain Berset, mieux vêtu. Comme pour d’autres, sa compétence n’était pas en cause. C’est d’incompétence qu’il manquait. Tout attendu qu’il était, le barrage qu’on a opposé à ce ministre éprouvé, capable, représentant l’autre grand pôle économique du pays, avait quelque chose de quasiment... nord-coréen. Jamais banc de méduses n’aura été si compact. On imaginerait presque un complot. Par exemple, le cartel des assureurs se réunissant discrètement, quelques jours avant l’élection, avec cinquante ou soixante députés serviles à qui l’on aurait fait passer un mot d’ordre simple, où le suisse allemand aurait pris les intonations de Charles Pasqua : « Pas de ce fadoli-là dans nos murs ! Des fois qu’il nous flanquerait la caisse unique, té ! » Ensuite de quoi tout le monde serait allé se taper une bonne bouillabaisse. Histoire de contempler dans son assiette l’image de ce qu’on est devenu.
+ Le Nouvelliste, 10 février 2012. Repris dans le recueil de chroniques Nouvelleaks (éditions Xenia, 2013).
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