Heidi et Heida
Petit conte pour un dimanche de votation
Paru dans ANTIPRESSE n° 13 | 28.2.2016.
J’aime la Suisse, et j’aime le lui dire. Le problème, c’est que la Suisse n’aime pas être aimée. Elle se détourne en crispant sa frimousse comme une enfant farouche qu’on essaie d’embrasser. La Suisse se méfie de l’amour. Elle sait qu’elle ne le mérite pas, par conséquent l’amour qu’on lui porte ne peut être que suspect et intéressé. On peut aimer les commodités qu’elle offre aux nantis, sa propreté et son ordre, la ponctualité de ses trains, la blancheur de ses cimes et l’onctuosité de son chocolat. Mais aimer la Suisse pour elle-même, quelle folie ! On sait d’ailleurs très bien, depuis le prodigieux slogan concocté aux frais de la Confédération pour l’expo universelle de Séville en 1992, que la Suisse n’existe pas ! Quand on voit des choses qui n’existent pas, on va se faire soigner...
Cela dit, il faut nuancer. Il y a deux Suisses dans la maison Helvétie. Ce sont, comme dans les contes des frères Grimm, deux sœurs jumelles vivant sous le même toit. Appelons-les Heidi et Heida. Elles sont aussi opposées de caractère qu’elles se ressemblent de visage. Heidi ne pense qu’à vivre sa vie. Heida ne pense qu’à protéger sa vertu. Celle qui refuse sa joue à qui veut l’embrasser, c’est elle, Heida. Heida ne tend sa joue que pour recevoir des gifles, toujours bien méritées.
Heidi n’a rien contre les baisers, mais elle est rarement là pour les recevoir. Elle est trop occupée par les travaux des champs, le soin du bétail ou les randonnées en montagne. Elle est fière de ce qu’elle a, car elle en connaît le prix. Après le travail, elle aime à faire la foire. Elle se frotte volontiers aux fils de famille qui feraient de bons partis ou aux garçons de ferme qui la font rire.
Heida, elle, a le sens des responsabilités. Vivant avec une sœur volage, elle s’est instituée gardienne du foyer. Elle n’en sort guère, pour ne pas éclabousser sa vertu. Aussi, si l’étranger de passage voit une joue derrière la fenêtre, et qu’il a envie de l’embrasser, ce sera à coup sûr celle de Heida. Il s’attend à une peau de pêche bien tendue, mais il tombe sur une pomme fripée.
Heida se consacre aux études, à l’administration, à l’éthique et à la morale. Elle commente et elle juge depuis sa fenêtre. Elle est tour à tour professeure ou avocate, pasteure ou activiste. Elle a la fibre humanitaire : elle fait siens tous les malheurs qu’elle n’éprouve pas. Avec le temps, la maison Helvétie est devenue un ménage où règne une stricte répartition des tâches. Heidi rapporte le fromage et la viande ; Heida prêche le végétarisme. Heidi peint en rose les pièces de la maison ; Heida recouvre la façade de goudron. Heidi travaille pour deux ; Heida parle pour deux. Heidi aime Heida comme elle s’aime elle-même ; Heida n’aime que celui qui la hait.
J’ai conçu ce petit conte il y a bien longtemps, à l’époque de mes études. Je voyageais avec un ami dans un wagon-restaurant entre Berne et Zurich. Dans notre dos, deux dames d’allure bourgeoise parlaient boulot. Elles étaient si émues qu’on ne pouvait ne pas les écouter. L’une, qui travaillait à l’accueil des réfugiés, racontait à l’autre l’agression dont elle avait fait l’objet. Un Africain s’était présenté, qui se disait opposant politique et menacé de mort dans son pays. Comme la commission lui faisait observer que son dossier ne comportait aucune preuve de persécution, l’homme s’est échauffé. Au lieu de répondre, il a sauté au cou de ma distinguée voisine.
« Oh ! Et qu’avez-vous fait ?
— Il a fallu appeler la sécurité pour le calmer. Et puis, vu sa réaction, on a compris qu’il était vraiment hypertraumatisé.
— Ah, oui, évidemment, bien sûr... »
Bref, notre martyr avait prouvé son droit à l’asile en essayant d’étrangler une juriste fédérale… Chapeau, maestro : ce fin psychologue avait scanné Heida jusqu’au tréfonds de son âme. Un étranger, pour elle, c’est déjà sacré en soi ; un étranger violent, c’est carrément un VIP !
Nous avons tous deux, mon camarade et moi, éclaté de rire en entendant la chute du récit. Les deux dindes se sont retournées avec des moues offensées. Elles ne nous ont pas dit un mot, mais ont ostensiblement quitté leur table. J’ai vu du coin de l’œil que les autres témoins de la scène n’étaient pas à l’aise. Nous pensions que ces braves Helvètes s’amuseraient de la coûteuse sottise de ces deux bureaucrates, or ils avaient tous planté le nez dans leur thé. Mais nous étions tous deux d’origine étrangère. Nous n’avions pas encore compris la loi : on ne plaisante pas avec l’asile en Suisse, en aucun cas, sous aucun prétexte. Sauf, bien entendu, pour rajouter une couche sur le racisme des Suisses...
Heida a peut-être oublié le Notre Père, elle n’a pas perdu pour autant ses réflexes puritains. Plaisanter avec l’asile et l’étranger est à ses yeux un blasphème impardonnable. Seuls les métèques osent s’y risquer !