En mémoire d'une Antigone serbe (1.4.1999)
Le début du printemps coïncide désormais en Serbie avec le souvenir d’une amère moisson: les 78 jours de bombardement continu sur le pays que l’OTAN a déclenché le 24 mars 1999 suite à l’échec des faux pourparlers de Rambouillet.
Alors que le gouvernement et les médias, désormais, préfèrent garder le silence sur cette affaire et mettent sous clef les témoignages et les archives, les réseaux sociaux fourmillent encore de réminiscences et de légendes. L’une d’elles, parmi les plus touchantes, m’a été signalée par mon ami Boris Lazić.
On l'aperçoit çà et là sous son casque trop grand, le regard aigu et fier et la crinière blonde ramenée en catogan. Diane chasseresse des temps modernes, elle porte en bandoulière un tube antichar en lieu et place du carquois. Sous la photo, son nom: Ljiljana Žikić-Karadjordjević. Et sous le nom, un slogan: Car la Serbie a oublié pourquoi!
Les divers sites et journaux se repassent, à peu de chose près, la même notice, maigre et formelle :
Ljiljana Žikić-Karadjordjević, née le 9 mars 1957 à Kragujevac, était volontaire au sein de la 125e brigade mécanisée durant l’agression conjointe de l’OTAN et des terroristes albanais contre la Serbie au printemps 1999. Elle est tombée au combat le 1er avril 1999 aux abords du village de Ljubenić, commune de Peć, au Kosovo. Elle a été décorée à titre posthume de l’Ordre du mérite de la Défense. Elle était mère de six enfants.
On ne sait rien sur les circonstances de sa mort. Cela importe peu, du reste. Bombe de l’OTAN ou balle de l’UÇK : ce printemps-là, c’était un seul et même ennemi. On n’en sait pas davantage sur les circonstances de sa vie. Des anonymes, sur les réseaux, prétendent qu’elle avait, dans l’espoir de devenir princesse, eu une liaison avec feu le prince Tomislav Karadjordjević — et qu’elle s’était du même coup approprié le patronyme royal. D’autres (ou les mêmes) rajoutent qu’elle était une femme de mauvaise vie qui avait abandonné ses enfants au fur et à mesure qu’elle les pondait. Des juges un peu plus cléments concèdent qu’elle était partie au front pour expier ses péchés… A l’autre bord, des défenseurs vitupèrent ces mauvais esprits — des trolls dans le langage du net — et demandent leur exclusion. D’aucuns disent l’avoir rencontrée, au Kosovo, mais sous un autre nom. Untel précise même qu’elle a péri dans un VTB avec trois autres soldats lorsqu’ils furent touchés par un tir de mortier. Les plus fervents lui dédient des poèmes ou des prières.
A mesure qu’on se plonge dans les commentaires, on se détourne un peu de l’icône pour essayer d’imaginer ces regards fixés sur elle et qui marmonnent, tapis dans l’ombre. Les chœurs de nos tragédies contemporaines s’appellent désormais des fils de discussion. Ceux-ci révèlent une nation aigrie ou désespérée, crédule ou cynique, massivement désœuvrée et, surtout… masculine. Les commentaires qu’on devine féminins sont rarissimes.
La volontaire aux six enfants a-t-elle vraiment existé ? N’est-elle pas une héroïne trop idéale? Mais est-ce si important ? Les vies de saints valent par l'impression qu’elles laissent, non par leur rigueur biographique.
Il nous reste tout de même quelque chose d’elle, ou en tout cas de cette époque-là, il y a seize ans, dont des siècles nous séparent déjà. Un journal avait recueilli un poème d’elle, intitulé « Je défendrai la Serbie, même morte », un hymne antique et puissant qui commence ainsi :
Et quand je serai morte, je vais me redresser
Pour rester immobile, tel un roc fort et fier,
Mon regard scrutera à jamais la frontière,
Pas même ma tombe ne pourra m'effacer.
Il y a longtemps que les poètes (masculins) ne laissent plus de vers aussi virils — signe que ceux-ci sont authentiques. Elle, en plus, elle a tenu promesse. Seize ans plus tard, l’ombre de cette jeune mère continue de veiller sur une nation que ses politiques ont trahie et que ses hommes, de honte, n’osent plus défendre. Ses hommes se terrent derrière leurs écrans et brodent des légendes, noires ou dorées, sur une Antigone imaginaire ou, plus vraisemblablement, une jeune femme qui avait eu les couilles de dérouler son destin de mère et de combattante jusqu’à son accomplissement parfait. Une femme somme toute ordinaire, car les femmes d’aujourd’hui vont souvent au bout de leur destin, à la différence des hommes. A l’ère d’Houellebecq, les hommes sont tout juste bons à rédiger des notes de bas de page.
Le destin de la Serbie, comme celui des autres nations d’Europe, se conjugue désormais au féminin.