(extrait de journal, 5 mai 2014)

Ce lundi, la tragédie d'Odessa occupait la "une" de tous les médias en Europe — même si certains faisaient de leur mieux pour la minimiser ou l'imputer au camp prorusse.

Au journal de RTS1, à 7h45, c'est un diplomate français qui commente l'escalade en Ukraine. L'éminent ambassadeur est présenté ainsi:

"Les efforts diplomatiques servent-ils encore à quelque chose? Ministre plénipotentiaire hors classe, Philippe de Suremain a été Ambassadeur de France en Ukraine de 2002 à 2005, pendant la Révolution Orange. Membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman, qui produit des études sur les politiques européennes et l'actualité de l'Union européenne, il est un expert reconnu des questions ukrainiennes."

En place à Kiev au moment de la Révolution orange, il nous rapporte la divine surprise de tout le personnel de l'ambassade face à cette insurrection "spontanée".
Lorsque Simon Matthey-Doret lui demande si la révolution de Maïdan a la même légitimité, il confirme sans hésiter. "Malgré la présence de fascistes?
— On a beaucoup exagéré."
J'ai cru que l'animateur allait en avaler son micro.
Qui, sinon ces fascistes, aura été le bélier qui a enfoncé les portes du pouvoir? Et qui veut exterminer les "Moskals" en interdisant constitutionnellement leur langue? Mystère.
L'implication du FBI et de la CIA aux côtés de la junte de Kiev, désormais notoire? On exagère encore. On exagère tout le temps.

On aurait mieux fait d'inviter carrément le secrétaire général de l'OTAN à commenter l'actualité en Ukraine. Le public suisse eût été moins berné que par cet "expert reconnu des questions ukrainiennes" à l'aveuglement… atlantique!

Un peu d'éclairage

1. La Fondation Robert Schumann

Voici quelques années, j'ai été convié à prendre part à un colloque de cette Fondation consacré à l'avenir des «Balkans occidentaux», nom que ne donnent à l'ex-Yougoslavie que ceux qui l'ont activement détruite — et les mots comptent! Frappé par le regard colonial que ce lobby otanien posait sur le pays de mes origines, j'ai improvisé une intervention consistant à tendre un miroir à l'assemblée, me fondant sur un texte de Wittgenstein. Il m'a fallu insister pour que mon texte soit imprimé dans les actes.

Comme il n'y a pas de hasard en ces matières, le colloque en question était présidé par l'accentologue aixois Paul Garde, resté dans les annales universitaires à cause d'un seul exploit intellectuel, du reste totalement étranger à son champ académique: celui d'avoir publié l'ouvrage de désinformation le plus outrancier sur la crise yougoslave (Vie et mort de la Yougoslavie, chez Fayard; j'avais dirigé en son temps un recueil de réfutations consacré à ce monument: De l'imprécision à la falsification, à L'Age d'Homme).

En passant, la page Wikipédia consacrée à ladite Fondation relève une affaire de plagiat impliquant ses publications.

2. L'ambassadeur Suremain

Discret sur le net, l'onctueux diplomate s'avère tout de même président de l'Association française des Etudes ukrainiennes. Dans une interview accordée à un site français très pro-Maïdan, il exprime son soutien au nationalisme ukrainien Les buts, le style et le vocabulaire de ces ONG et de leurs appuis ressemblent à s'y méprendre à ceux des lobbies des années 1990 qui ont favorisé l'éclatement de la Yougoslavie.

3. Réflexion: qui parle?

Loin de moi l'idée de refuser les tribunes aux partisans du nationalisme ukrainien. Mais il importe, en pareil cas, de savoir qui parle et d'où il parle. On assiste de nouveau en Europe de l'ouest à ce discret glissement dans la propagande que les faiseurs d'opinion ne remarquent souvent même pas: une fois que l'Occident a adopté une ligne politique générale (comme en Syrie, Libye, Irak…, et cette ligne est commune, à de menues nuances près, à tous les pays du bloc euro-atlantique), on se dispense de décortiquer le "background" de ceux qui parlent dans le sens de cette ligne politique. Etant dans le "bon" camp, ils deviennent des commentateurs "neutres", à la différence de ceux qui parlent d'un autre point de vue. Ces derniers, eux, sont accompagnés d'une mise en garde claire: Attention! Conflit d'intérêts!

Par exemple, je suis certain que si l'on avait donné la parole à John Laughland, secrétaire de l'Institut pour la Démocratie et la Coopération de Paris, le journaliste eût précisé qu'il s'agissait d'une institution de lobbying pro-russe. Passer sous silence ce détail lui eût été reproché comme une faute professionnelle.