Entretien avec Slobodan Despot par Camille La Hire

La Revue littéraire N° 68, mai 2017.

Camille La Hire — Votre premier roman, Le Miel (Gallimard, 2014), a été remarqué, distingué par des «petits» prix et fut l'occasion pour vous d'une longue tournée en France. Il s'agissait d'un récit initiatique, une sorte de conte ou de parabole, qui se déroulait à la fin de la guerre de Yougoslavie. Vous êtes originaire de Serbie mais Suisse francophone. On vous connaît là-bas plutôt pour vos prises de positions publiques et votre maison d'édition, Xenia, dont le slogan est «Osez lire ce que nous osons éditer!». Comment votre accueil dans le milieu littéraire français, de Saint-Germain des Prés aux salons du livre de province, s'est-il passé?

Slobodan Despot — Mettons d’emblée les choses au point: je n’ai pas été accueilli par le milieu littéraire de Saint-Germain des Prés — ou alors ce fut à mon insu. En revanche, Le Miel a joué un rôle inattendu dans ma redécouverte de la France par ses provinces: salons du livre, prix littéraires régionaux, médiathèques. J’ai même répondu à des invitations spontanées de groupes de lecture locaux, de gens sans grade dans les hiérarchies culturelles. L’accueil fut partout chaleureux, fervent et parfois même — comment le dire? — familier. Comme si l’on recevait un proche. Comme si moi, l’immigré yougo à passeport helvétique, je me retrouvais soudain au milieu d’une famille longtemps perdue. A certains moments, du côté d’Angoulême ou de Neufchâteau, j’ai cru me retrouver dans un monde parallèle. Un monde où la conversation et la lecture étaient encore le sel de la vie, où l’on vous découvrait et vous écoutait sans souci de taxation idéologique. Lors d’une de ces soirées, le public d’une médiathèque a même conspué un animateur «engagé» qui avait voulu déceler dans mon roman des visées politiques.

J’ai travaillé «dans» le livre toute ma vie, en tant que traducteur puis éditeur; mais il m’a fallu publier un roman de ma plume pour m’assurer intimement de la puissance des communions littéraires. Comme le fruit du travail des abeilles dans mon livre, ce Miel de papier m’aura servi de monnaie d’échange et de passe-partout. Et j’ai eu la confirmation de certaines idées clefs que je professais sans les éprouver. Que les œuvres littéraires empreintes de sincérité avaient la faculté d’aplanir toutes les différences culturelles, ethniques et même politiques. Que la France intérieure ou «périphérique» n’avait pas grand-chose en commun avec la France des métropoles. Et, surtout, que la France était mon premier pays: le pays de la langue qui est la mienne et dans laquelle j’écris.

CLH — Le Rayon bleu, ce deuxième roman qui paraît ces jours-ci, est une sorte de roman «français», comme un hommage à la France. Il fait le portrait d'un haut conseiller de l'Élysée, Herbert de Lesmures, entre les arcanes du pouvoir et son château de Saint-Eleuthère, où il chasse en solitaire. Un homme de la tradition confronté à la Guerre froide et à la création la plus folle de la modernité, la bombe atomique…

SD — Oui, il s’agit d’une galerie de personnages très français dans des paysages très français. En réalité, le roman s’est construit à la manière d’une propagation d’ondes dont l’épicentre était la vision de ce mystérieux téléphone noir, antique, sonnant dans les vastes couloirs d’un manoir de chasse déserté. Cette collision entre les héritages indolents et la modernité sous son jour le plus impitoyable a déferlé dans mon esprit sans crier gare, mais non sans raison. Comme l’observe Graham Greene au sujet de l’alchimie romanesque: le dernier mot d’un récit est écrit dans l’inconscient avant même que le premier ne soit couché sur le papier. Le Rayon bleu est grande partie inspiré par mes rencontres avec des personnages hors du commun qui ne pouvaient être que français avec leur mélange de traditionalisme vécu et de folle audace, tant intellectuelle que physique.

CLH — Pour vous, la France semble être à même de jouer un rôle unique dans le concert mondial, entre la Russie et les États-Unis. Êtes-vous un gaulliste helvétique?

SD — N’allons pas si loin dans le paradoxe! La France est avant tout une civilisation à soi, même et surtout en ce XXe siècle où les peuples ont été sommés de choisir entre trois empires qui, chacun à sa manière, broyaient les individus, leurs héritages et leurs communautés. La France gaullienne était, sur le plan stratégique du moins, le seul protagoniste à taille humaine de cette lutte de titans, la seule puissance n’impliquant pas un projet idéologique ni une reprogrammation de l’espèce.

CLH — Le Rayon bleu est un curieux mélange de roman d'espionnage à la John Le Carré, d'histoire d'amour, de roman humaniste, le tout dans un style très français, entre Paul Morand et Jean Raspail. Mais pourquoi pas aussi votre compatriote Blaise Cendrars, un autre cosmopolite?

SD — Étrangement, je n’ai jamais beaucoup lu Cendrars, sans doute parce qu’il était le seul des trois à figurer parmi mes lectures obligatoires au lycée. Je n’en dirais pas autant de Morand et de Raspail. Raspail, homme et œuvre, est un modèle. Il me rappelle qu’un homme peut et doit se tenir droit sans corset — mais que cette droiture, cette bravade, quand elle n’est pas affectée, procède elle-même d’un sens intégralement poétique de la vie. Nous n’écrivons pas pour écrire comme des précieux en cachemire. Nous écrivons comme nous chantons, poussés par le démon intérieur du drame et de la sincérité qui nous flanque en permanence la boule dans la gorge. C’est le Duende du flamenco, l’épée de feu qui sans faille brûle les scories et châtie la triche.

Quant à Morand… Des années durant, j’ai vécu tout à côté du château de l’Aile, à Vevey, où il avait passé son exil helvétique. Je flânais le soir sous ses hautes fenêtres, sous la tour où Hélène a agonisé, je rencontrais des gens qui avaient été de ses intimes, je voyais la même splendeur d’eaux et de roches qui lui faisait comparer le paysage lémanique au Taj Mahal… et je m’assurais que cet univers et ce style altiers avaient bien existé de mon vivant, à peine quelques années plus tôt, alors même que les murs de l’Aile étaient couverts de tags et que des fumeurs de joints tapaient sur des congas au pied de sa terrasse. Cette fin d’éon grimaçante et grotesque, il l’avait lui-même décrite à la fin de Venises. Sa prose sonnait à mes oreilles comme une mélodie tragique, évocatrice d’un temps proche et pourtant envolé sans retour. Comme la dernière musique qu’on écoutait avant l’accident de voiture, et qui résonne encore dans les débris du véhicule.

CLH — Vos romans semblent faits pour susciter des questions, des prises de conscience chez le lecteur. Dans Le Miel vous faisiez référence à Charles de Foucauld et écriviez «Chacun de nos gestes compte». Avec Le Rayon bleu, vous évoquez parmi nous «les dormeurs et les éveillés» et mettez en doute l'existence du hasard.

SD — C’est vrai. J’écris de la fiction parce que je n’ai pas de meilleur moyen d’exprimer des expériences d’ordre métaphysique et spirituel. J’ai commis pas mal d’articles et d’essais, mais les essais ne prêchent que les convaincus. La pensée de Foucauld à laquelle vous faites référence nous dit: nous faisons plus de bien par ce que nous sommes que par ce que nous faisons. L’essai, l’argumentation et le débat relèvent du faire et le roman de l’être. La littérature, c’est un bond héroïque hors de la tranchée, une incursion en rase campagne, la poitrine ouverte. Ce que vous affirmez n’a d’autre garantie que votre âme et votre sang. Par une paradoxale magie — qu’un René Girard avait bien décrite —, cette subjectivité extrême finit par conférer à vos mots une souveraineté et une consistance derrière lesquelles la personnalité de l’auteur s’efface.

CLH — Vous allez avoir cinquante ans. Comme Henry Miller, vous faites une entrée tardive dans le domaine romanesque et ne semblez pas près de vous arrêter…

SD — En effet. J’ai publié mon premier roman à quarante-sept ans sans jamais avoir écrit une ligne de fiction. C’est un âge un peu ridicule pour débuter, mais c’est le temps qu’a mis la nécessité, chez moi, pour triompher de la peur et de la paresse. Faut-il être sûr de soi pour vouloir ajouter sa propre rame de papier à la masse d’œuvres publiées! Pour cela, dans mon cas, le seul plaisir de la création littéraire n’est pas un mobile suffisant. En tant qu’éditeur, j’ai vu passer trop d’œuvres bien écrites, intéressantes, honnêtes… mais dispensables, parce que mues par des démons de bas étage liés à l’ego et non à l’universel: la soif de gloire, l’autothérapie, des oisivetés à combler, des «messages» à délivrer et j’en passe.

La littérature ne délivre son message que lorsqu’elle ne paraît rien vouloir dire qu’elle-même et je ne deviens intéressant pour mon lecteur (son semblable, son frère) que lorsque je m’oublie parfaitement, fût-ce — comme Henry Miller — en dévidant mes entrailles.

En France, la littérature a manqué d’étouffer sous l’éteignoir du narcissisme à quoi elle a largement été réduite. La faute en est à ce déconstructivisme en phase terminale, destructeur de tout élan et de toute communauté. Si la réalité est une notion à la carte, alors je suis une île perdue dans l’océan et mon nombril est l’axe du monde! Pour raviver une littérature pour tous, cette littérature que les Anglo-Saxons ou les Russes produisent encore parfois, il faut un besoin vital de sortir de soi-même et la conviction de l’utilité publique de la chose (si pompeux que cela paraisse!). En tout cas, c’est ce que je crois. Je n’écris pas pour «exorciser mes fantasmes» ni pour sanctifier mes humeurs corporelles. J’écris parce que j’ai acquis la certitude que la littérature était une voie de connaissance capitale, que cette connaissance-là faisait grandir toute notre personne, et pas seulement nos facultés intellectuelles, que la littérature a façonné la conscience moderne, qu’elle a ouvert avec Dostoïevsky, James ou Proust les portes de la psychologie profonde et qu’elle s’est dressée seule face aux illusions totalitaires, ces appâts grossiers auxquels les sciences naturelles et sociales ont goûlument mordu. Et que si elle avait choisi de passer par ma plume, je n’avais pas à m’y soustraire.