Avec un peu de sagesse, pas mal d’efforts et beaucoup de bonne volonté, tout dans la vie finit par s’arranger d’un façon ou d’une autre. Mais c’est là justement le mauvais côté de la vie, que l’on doive toujours y arranger quelque chose. Aux yeux des êtres qui aiment la vie telle qu’elle est, c’est-à- dire la grande majorité, cela est bon et naturel, car pour eux toutes les choses du monde n’existent que dans la mesure où, par leur activité, ils peuvent les arranger et les adapter à leurs besoins. Pour un petit nombre, en revanche, cela retire aux choses toute vraie valeur et tout sens supérieur. Ils ne peuvent jamais s’y résigner, même lorsqu’il leur arrive de vivre et de se comporter comme les autres. Pour eux, tout ce qui, grâce à une attention permanente et un effort soutenu, doit sans cesse être arrangé et ajusté ne mérite même pas le nom de vie. Ils ne sont même pas capables d’une telle attention et d’un tel effort. Non pas qu’ils manquent d’énergie et de sagesse, mais ils refusent de s’accommoder d’une telle conception de la vie, fût-ce au prix de la vie même. Ils ne peuvent concevoir l’existence que comme une série de miracles en rapport le plus étroit avec leur propre personne, et là où le miracle fait défaut survient inévitablement une catastrophe que rien ne peut arrêter et avec laquelle l’on ne peut s’arranger.

Ivo Andrić, Signes au bord du chemin