Fillette aux chocolats

Une fillette blonde aux yeux très bleus offrant du chocolat à un soldat en treillis et cagoule sur le point de partir au front…

L'image est attendrissante. Avec sa symbolique très aryenne, elle aurait pu figurer en 1941 dans le Signal, le magazine de propagande de la Wehrmacht. Mais elle est publiée dans le quotidien suisse Le Matin du 24 juin 2014, à la page des nouvelles du monde en images. "Cette petite Ukrainienne", apprend-on, "distribue des barres chocolatées aux soldats du bataillon Azov, qui a prêté serment d'allégeance lors d'une cérémonie hier dans le centre de Kiev".

La légende est totalement neutre. Couplée à cette jolie photo, elle contribue à rassurer l'opinion occidentale sur les unités de volontaires ukrainiennes en présentant celles-ci sous le jour le plus favorable: la protection de l'enfance.

On peut se demander comment ce genre d'iconographie est sélectionné et propulsé dans des médias aussi vigilants sur les thématiques d'extrême droite qu'un quotidien de grand public suisse. Car il suffit de deux minutes de recherche sur internet pour voir l'envers de cette idylle.

Le bataillon Azov est l'unité de choc du gouvernement de Kiev face aux rebelles fédéralistes du sud-est ukrainien. Les volontaires qu'il draine sont essentiellement issus du "Pravy Sektor", ces nazis omniprésents que BHL "n'a pas aperçus" lors de ses meetings à Kiev. Le reportage du Kyiv Post, journal officiel ukrainien, montre le bataillon d'encagoulés défilant sous son étendard. Lequel étendard mérite étude, dans la mesure où il incarne tout l'esprit et la raison d'être d'une unité militaire.

L'emblème du bataillon Azov, une rune allemande appelée "crochet de loup" (Wolfsangel), est le même que celui de la division SS "Das Reich", connue "pour sa brutalité, ses nombreuses exactions et crimes de guerre en Europe de l'Est et en France". Son utilisation est interdite en Allemagne - n'y font exception que les armoiries municipales et écussons militaires historiques. A l'est de Berlin, elle semble ne déranger personne.

Contre le "péril russe", comme en 1941, l'Europe occidentale fait bloc. Tout passe. Et le réflexe est si bien ancré que les vigilants rédacteurs du Matin de Lausanne ne se sont même pas aperçus que l'imagerie innocente qu'ils servaient à leur public avait un arrière-plan pour le moins chargé. On imagine le tollé, les enquêtes internes et les licenciements si, par exemple, ils avaient publié la même mise en scène lénifiante mais en rapport avec des néonazis suisses ou allemands. On se souvient de la campagne de presse que les mêmes médias suisses dirigèrent contre le conseiller d'Etat Oskar Freysinger à cause du drapeau allemand impérial (IIe Reich, celui de Guillaume!) qu'il avait accroché dans son bureau. Certes, ce n'était pas "encore" le nazisme, mais n'y avait-il pas risque de dérive?

L'Ukraine des putschistes et des oligarques n'en est pas à un risque de dérive. Elle est ancrée des deux pieds dans l'extrémisme: celui des mots et celui des actes. Quelques jours avant la scène de la petite fille blonde, l'europhile Iatseniouk qualifiait les insurgés du Donbass — ses propres concitoyens — de "sous-hommes". Quant aux actes, le recrutement de volontaires extrémistes constitue le dernier espoir de triomphe d'un régime dont l'armée régulière refuse d'aller tuer ses propres concitoyens et lève la crosse aux premières escarmouches. D'où la surmédiatisation de la prestation de serment du bataillon Azov, à laquelle même Le Matin de Lausanne a contribué.


(Mise à jour du 8 septembre)
Le bataillon «Azov» s'est effectivement illustré sur le terrain dans l'Est avant d'être laminé dans les derniers jours d'août. Voici ce qu'en dit Tim Judah, qu'on ne peut suspecter de penchant pro-russe, dans son compte rendu détaillé pour la New York Review of Books](http://www.nybooks.com/blogs/nyrblog/2014/sep/05/ukraine-catastrophic-defeat/):
«When we got to the Ukrainian checkpoint the men told us that it was a coastguard cutter that had been hit, they thought by a tank. They were from the Azov Battalion, one of the Ukrainian volunteer militias. On their vehicles and their arm flashes they had the “wolfsangel," a neo-Nazi symbol, which is their insignia and which tells you much of what you need to know about their background.»