Lettre ouverte à Pierre Veya, rédacteur en chef du "Temps"

20/4/2011

Cher Monsieur,

L'enquête au sujet des éditions Xenia initiée à votre insu par vos collaborateurs voici deux mois a fini par prendre une ampleur considérable. Ampleur de mots, j'entends, et non de faits.

"Mais que vise vraiment le trio Fournier-Despot-Freysinger, désormais épaulé par le peintre Jérôme Rudin?" : l'ironie acide du grand article que vous consacrez ce matin au réseau de l'"ultra-droite" valaisanne dont je serais l'un des piliers donne l'impression que vos journalistes se défoulent gratuitement sur des gens qu'ils n'aiment pas. Le lecteur n'y trouve aucune trace des faits compromettants que vos collaborateurs Albertine Bourget et Xavier Filliez ont recherchés avec acharnement depuis deux mois.

Pour mémoire, cela a commencé par un coup de fil abrupt chez notre administrateur genevois. Lors de notre entretien téléphonique du 17 février dernier, vous sembliez tomber des nues à l'idée que votre rédaction eût pu interroger notre administrateur au sujet de l'actionnariat des éditions Xenia SA. Vous m'avez même suggéré qu'il pouvait s'agir d'une usurpation d'identité, comme la police de Genève en aurait été, selon vous, victime.

C'est seulement après qu'on vous eut précisé (voir pièce jointe) que l'appel émanait de votre rédaction de Berne que vous m'avez confirmé l'existence d'une enquête. Et c'est seulement cinq semaines plus tard, environ, que votre collaboratrice Albertine Bourget a fini par m'appeler pour s'indigner qu'une société anonyme eût plus d'un seul protagoniste et que l'identité de ses actionnaires fût... anonyme.

Je vous ai fait part de mon étonnement au sujet de ces énormités dans un e-mail du 25 mars. N'ayant eu aucune réponse de votre part, j'en avais conclu que l'enquête Xenia avait été avortée par le ridicule même de l'angle d'attaque.

Mais voici qu'arriva une deuxième vague en la personne de M. Filliez, qui entreprit de cuisiner un auteur maison, par ailleurs rédacteur en chef d'un quotidien. Et qui lui parle de Freysinger, de réseaux d'extrême droite, de financements occultes, bref d'un véritable "Da Vinci Code" dont l'épicentre serait notre petite maison. La tonalité complotiste des questions posées nous a laissés pantois.

Le questionnement du rédacteur en chef du "Nouvelliste" a-t-il été lui aussi entrepris à l'insu du rédacteur en chef du "Temps" ou s'agit-il d'une démarche commanditée et approuvée par vous? L'impression de flottement que m'a inspiré votre désarroi au sujet des initiatives d'Albertine Bourget m'impose cette vérification.

La montagne ainsi engrossée ne pouvait accoucher que d'une souris. La souris, c'est cet article burlesque qui reproche à des gens d'avoir des idées mais surtout des amis, de les fréquenter et de faire des choses ensemble. Burlesque et truffé de lacunes: la photographie d'Oskar Freysinger et Jérôme Rudin qui l'illustre n'est pas prise dans l'atelier du peintre, où Oskar Freysinger n'a jamais mis les pieds, mais dans un établissement public sédunois aujourd'hui fermé. La silhouette au cigare de Jean-François Fournier n'apparaît plus depuis trois semaines dans ses colonnes. Le portrait politique de ce dernier n'aboutit même pas à une qualification nette de "droitier". Quant à moi, on m'impute du nationalisme serbe alors que mon engagement dans les années 90 — exprimé dans la revue "Raison garder" — consistait à exiger de l'équité dans l'information au moment où la presse occidentale dans sa majorité s'employait à blanchir le pouvoir croate de crimes qui viennent, ces jours-ci, de lui être imputés par le Tribunal pénal international. Le rappel est pour le moins mal tombé! Peut-être aidera-t-il à rouvrir le dossier de la désinformation massive répandue dans les médias suisses, de 91 à 99, sur le dossier yougoslave?

Pour savoir ce que je pense et qui je suis, il aurait pourtant suffi de cueillir mes idées à la source, dans le recueil d'essais personnels, "Despotica", que j'ai fait paraître l'automne dernier. Je vous le signalais dans mon e-mail du 17 février, mais vos journalistes ne se sont pas donné la peine de le lire ou le mentionner, ni dans ce cadre, ni ailleurs. Il était plus commode d'organiser une désinformation subliminale par amalgame et contamination, procédé de diffamation bien connu.

Enfin, vos inquisiteurs ont même réussi à omettre une "preuve" capitale de la collusion supposée des individus traqués: le fait que l'éditeur de Jean-François Fournier soit également chroniqueur régulier dans son journal. L'argument "objectif" était à portée de main, vos collaborateurs lui ont préféré des fantasmes de jeux d'influence et de vernissages arrosés.

Cet article bredouille de contenu mais chargé de malveillance se conclut par l'opinion d'un "observateur avisé" : "ces gens ont manifestement quelques ambitions communes mais ils ne sont pas à la conquête du pouvoir". Si ces gens ne visent pas le pouvoir, pourquoi ne pas évoquer leurs réelles ambitions? S'ils n'ont pas de financements louches, s'ils ne menacent personne, à quoi bon vous mettre pareillement en frais? Peut-on croire que la salissure soit le seul but de cet article paru dans vos colonnes?

La place accordée aux livres et aux éditeurs dans la presse généraliste est précieuse. Or à aucun moment vos collaborateurs n'ont évoqué avec les personnes interrogées — moi y compris — la matière de notre travail, par exemple les nombreux ouvrages dont "Le Temps" n'a jamais rendu compte. Seul l'argent les intéressait. Comme ils ne l'ont pas trouvé, ils se sont essuyé les pieds sur leurs interlocuteurs. Vous m'écriviez le 17 février: "Mme Albertine Bourget a entamé une démarche journalistique sur votre maison d’édition et vous-mêmes". La démarche à laquelle nous avons assisté me paraît plutôt digne de la police politique que d'un quotidien qui comporte aussi des pages culturelles.

Veuillez agréer, cher Monsieur, l'expression de mon étonnement.

Slobodan Despot

Directeur des éditions Xenia

Référence (lien périmé): "Le cénacle qui cultive le Vieux-Pays à droite", Le Temps du 20 avril 2011.

Annexe: e-mail de Slobodan Despot à Pierre Veya du 17 février 2011.

«Cher Monsieur,

Suite à notre entretien téléphonique de ce matin, je me permets de vous adresser ce complément d'information:

Mon associé et président du Conseil d'administration, Me Claude Laporte, a été contacté hier par une journaliste se réclamant du "Temps" qui l'a interrogé sur ses rapports avec moi, sur ma personne, mes fréquentations et mes idées, sur les raisons de la fondation des éditions Xenia, sur le financement de notre maison. Elle lui a notamment demandé s'il avait apporté du financement à l'entreprise après sa fondation.

Vérification faite, le numéro appelant était le 031 326 75 74, c'est-à-dire le bureau du Temps à Berne, Bundesgasse 8.

J'ai lu l'article de Yelmarc Roulet qui me mentionne, ce matin. Cela n'a évidemment rien à voir avec l'affaire dont il est ici question.

La démarche de votre collaboratrice m'étonne.

Je suis un personnage public, je viens qui plus est de publier un ouvrage de positions personnelles, de "modes d'emploi", intitulé Despotica, et où l'on peut puiser suffisamment d'informations sur ce que je pense. Je ne vois pas de justification à ce qu'on aille interroger à mon insu des personnes de mon entourage comme mon administrateur Me Laporte, qui n'a aucune part à la conduite pratique des affaires de Xenia.

Je vous serais reconnaissant de bien vouloir éclaircir cette affaire avec vos collaborateurs, comme vous me l'avez promis, et de me mettre en rapport avec la journaliste qui a entrepris cette enquête à votre insu.»