Texte figurant dans les suppléments audio au Valais mystique

Le Valais mystique est avant tout une marche. Mais au fait… pourquoi marche-t-on?

Cela n’use que des semelles — qui s’usent lentement. Cela ne consomme qu’un ou deux pouces de saucisson par heure, arrosés d’un peu de vin et de sueur. Même le vélo, avec sa vitesse et son souci d’équilibre, ne vous permet pas une union si sereine et si intime avec la nature environnante que la marche, la simple marche à pied.

Vous vous arrêtez quand vous voulez. Vous vous retournez. Vous mangez en marchant. Vous ramassez au passage une pierre étrange. Vous lisez les inscriptions oubliées au bord des routes que personne ne lit plus, et que quelqu’un nous a pourtant léguées. Les retards ne vous fâchent pas — vous n’avez plus d’horaire. Vous êtes sobre et libre. A chaque arrêt, chaque moment de silence, quelque chose en vous se met à vous parler. Le cœur, les muscles, la nuque brûlée... et derrière leur concert, votre être entier, qui n’est pas une addition de sons et de sensations, mais une symphonie.

Les balades du Valais mystique, mieux que toute philosophie, m’ont permis de me comprendre moi-même, mes envies et mes limites. Elles ont pour cadre l’un des plus beaux paysages du monde. Mon plus grand bonheur est de partager cette expérience du développement, la seule vraiment durable: celle qui nous grandit nous-mêmes au sein du monde tel qu’il nous a été offert.

La foi marche toujours

De tout temps, la marche a été associée avec la démarche religieuse. Là où il y a de la foi, il y a des lieux saints. Là où il y a des lieux saints, il y a des pèlerinages. Et qu’est-ce que le pèlerinage sinon une excursion à pied? Certes, les riches et les impotents s’y font véhiculer en carrosse ou en autocar. Mais l’on sent encore aujourd’hui que « ce n’est pas ça », qu’on y perd tout le miel de l’équipée. Car — amis bigots, ne lisez pas plus avant! — le but d’un tel chemin n’est pas son but. C’est le chemin lui-même.

J’envie ces amis sportifs qui ont accompli, au Tibet, le tour du Mont Kailash — l’axe du monde — et des lacs sacrés, qui ont épuisé leurs dernières énergies en suivant des Asiatiques chaussés de savates. Et qui, soudain, bercés par la cadence, encotonnés par la fatigue, ont commencé à percevoir la légèreté de cette illusion qu’est la réalité. C’est alors que le trekking perd sa consonance cuistre et commerciale évoquant les équipements gore-tex pour redevenir une simple marche, marche de vie et de survie où l’on ne sait plus si c’est « je » qui avance ou si ce « je » n’est qu’une particule du mouvement de la nature tout entière.

Du coup je relis, toujours plus émerveillé, les aventures du jeune Kim de Kipling avec son vieux lama sur la route vaste et populeuse du nord de l’Inde, lancés dans l’une des plus belles marches initiatiques de toute la littérature. Que de sagesse dissimulée dans ces anecdotes au jour le jour…

Le lent et inexorable épuisement lié à la marche est propice aux états hypnotiques et nous ouvre à toutes les suggestions, qu’elles viennent de l’intérieur ou d’autrui. Les militaires le savent bien, qui n’ont rien trouvé de mieux, depuis la nuit des temps, que de faire crapahuter leurs recrues en sandales ou en rangers afin de leur inculquer la déshumanisation requise par leur métier. Les religieux également. Qui y ajoutent en plus une circumambulation si typique: Tournez autour de la Kaaba, à la Mecque! Tournez autour des stupas et du figuier de Bouddha, à Bodhgaya! Tournez autour de la basilique, tournez autour de l’autel, tournez, tournez…. Adoration en boucle, hymne à l’infini… Et fusion dans le collectif!"

Du conditionnement à la libération

Ici dans nos Alpes, la gymnastique religieuse mettait à profit les avantages du terrain. Les aumôniers à la peau tannée, aux yeux cerclés de blanc par leurs lunettes de glacier, nous menaient toujours plus haut, créant une équivalence trop évidente entre la « porte étroite » du salut, la montée au Golgotha et le rachat par la souffrance. Pour ma part, j’étais paresseux, sceptique et, surtout, contrariant. A mi-course d’un de ces exercices de programmation spirituelle, je m’étais assis sur une pierre, n’en pouvant plus. A mon ras-le-bol, je trouvais chic de donner un vernis théologique. « Pourquoi nous tourmenter ainsi, mon Père? — Parce qu’on monte vers Dieu! — Et si Dieu n’était pas un col où l’on monte, mon Père, mais un lac où l’on plonge? Hein? » Le pauvre prêtre est resté coi, et moi aussi. Je venais, sans le savoir, de résumer la divergence de fond entre la spiritualité catholique et la mystique orthodoxe, infiniment plus proche — n’en déplaise à nos oecuménistes — du bouddhisme et de l’Inde que d’Ignace de Loyola et de Guy Gilbert.

Bien des années plus tard, je découvrais dans les écrits de l’hérétique russe Rozanov une interrogation qui n’épargnait pas sa propre tradition orientale: comment a-t-on fait pour transformer le message de joie du christianisme en une doctrine de l’expiation, de la souffrance et de la nuit? Comme j’aurais aimé glisser son ouvrage dans le sac à dos de mon dynamique sergent-confesseur! Plus récemment encore, grâce à un livre magnifique d’un professeur français (La marche, une philosophie de Frédéric Gros), je prenais conscience du caractère ambigu de ce qui est mon « sport » favori. La marche forcée d’une part, qui est un outil de conditionnement. Et la marche spontanée, qui n’est qu’une ouverture. Ces grands marcheurs que furent Rousseau, Kant, Nietzsche ou Rimbaud ne pouvaient ni penser ni créer sans cette respiration libre et nécessaire, tout à l’opposé du pas de l’oie, remplacé aujourd’hui par l’exploit sportif. Ecole de l’équilibre, du silence et du dénuement, indifférente aux mirages de la consommation, la marche en liberté ne serait-elle pas, dans l’univers contraint et saturé où nous devons vivre, la forme la plus achevée de la subversion?