La Loi sur le Renseignement suisse (LRens) a du plomb dans l’aile. Alors qu’elle semblait destinée à passer l’épreuve du peuple haut la main, les récents sondages laissent présager d’un résultat serré le 25 septembre prochain. De quoi cette hésitation est-elle le signe ?

Cette perte de confiance est typique de ces idées qui « vont de soi » tant qu’elles ne sont pas soumises à un examen trop poussé. Il va de soi qu’il faut se prémunir au mieux contre le terrorisme et la grande criminalité. Il va de soi que cette tâche est une prérogative fondamentale de l’Etat. Il va de soi que cela coûte, tant en termes d’argent qu’en termes de libertés. Il n’existe aucun moyen de traquer et de neutraliser une poignée d’individus malfaisants sans que cela n’entraîne un inconfort pour l’ensemble du corps social.

Ces évidences-là ne sont pas négociables. Surtout pas dans une société vieillissante en proie à des peurs irrationnelles et régie de manière de plus en plus tyrannique par le principe de précaution. Après tout, les Suisses ont accepté sans broncher une assurance maladie obligatoire pour tous mais gérée par des entreprises privées et très lucratives, une assurance dont les prestations s’amenuisent à mesure que ses coûts explosent. En un mot, ce peuple de comptables avisés devient une vache à traire placide sitôt qu’on lui parle de sa santé.

Extension du domaine de l’écoute

La santé des Suisses n’a pas de prix, donc la sécurité non plus, ont dû se dire les spin doctors de la très discutable Loi sur le Renseignement. De fait, ils sont aisément parvenus à vendre leur raisonnement à toute la zone « responsable » et sécuritaire de l’éventail politique, en d’autres termes à la droite. Ils ont également lancé cet été une opération subliminale en direction de l’économie. Le 18 juillet, le chef des services de renseignements de la Confédération (SRC) s’est ainsi fendu d’une étrange circulaire aux entreprises pour leur recommander une vidéo de « sensibilisation » superficielle et naïve sur l’espionnage économique. La démarche ne prend son sens que dans la perspective de la votation qui devrait accorder à ce même M. Seiler une rallonge d’au moins 50 millions annuels.

Depuis, on a entendu des voix qui permettent de situer plus clairement la fonction de cette loi dans le paysage géopolitique. Parmi ses défenseurs les plus éminents figure ainsi le porte-parole officieux de l’OTAN en Suisse, le lieutenant-colonel Alexandre Vautravers, directeur de la Revue militaire suisse et professeur à la Webster University, dont la palette d’activités comprend entre autres le recrutement pour la CIA. De fait, comme le relève Sébastien Fanti dans notre entretien, le SRC suisse entretient d’excellents rapports avec ses homologues US et un effet immédiat de la LRens serait d’arrimer plus étroitement encore les services suisses au dispositif du renseignement américain.

Le manque fatal d’un « Onze-Septembre » suisse

Or, une moitié des Suisses (ou presque) se méfient de ce « progrès sécuritaire ». Cela montre que ce peuple n’a pas perdu son réflexe civique consistant à soupeser froidement les propositions qu’on lui soumet. C’est justement ce réflexe rationnel qu’il aurait fallu neutraliser en premier. Les deux grands obstacles à l’adoption d’un Patriot Act à la Suisse tiennent en effet au fait 1) qu’il ne dépend pas du parlement, mais du peuple et 2) que la Suisse n’a pas — heureusement — connu son Onze-Septembre ni son Bataclan.

Si cette votation était intervenue ce printemps, au lendemain de la mort des deux seules victimes suisses notoires du terrorisme islamique, la loi passait haut la main. Cela même si Jean-Noël Rey et Georgie Lamon ont été fortuitement pris dans une fusillade d’AQMI au Burkina Faso. Dans le sillage d’un événement traumatique, même sans rapport avec le sujet, aucune discussion de fond ne serait possible et je ne serais même pas en mesure d’argumenter comme je le fais ici. Par contraste, l’absence de contexte émotionnel dans le cas helvétique nous permet de réfléchir posément à la finalité de telles démarches ainsi qu’aux manipulations qu’elles recouvrent.

La guerre aux concepts est la plus évidente de ces manipulations mentales. Les concepts sont des abstractions commodes. La lutte « contre la faim dans le monde » ne coûte rien et emporte l’adhésion de tous. Mais la lutte contre les affameurs du monde impliquerait de montrer du doigt des entreprises puissantes et d’agir contre elles. De même, la « guerre contre le terrorisme » est un chapeau de magicien qui recouvre tout, en premier lieu l’instauration d’une surveillance généralisée des populations, mais également, dans la stratégie atlantiste, une mainmise militaire sur les sources et les voies d’acheminement de l’énergie, ainsi que l’octroi de crédits pharaoniques pour des gadgets dont le seul effet tangible est d’enrichir des armées de sous-traitants.

On ne saurait évidemment prêter de telles ambitions au modeste SRC suisse, mais les tranches de budget sont bien là, et elles seront affectées d’une part à l’inflation de la classe bureaucratique et d’autre part à l’achat de logiciels — à l’étranger ! (Il est étonnant qu’un pays qui s’enorgueillit de ses écoles polytechniques et de sa recherche de pointe n’envisage pas un seul instant de développer en interne les logiciels censés assurer sa sécurité…)

Le terrorisme est une chose…

Et l’amélioration du renseignement de terrain, notoirement déficient en Suisse ? Il n’en est pas question. Il n’en a jamais été question. J’ai eu l’occasion de lire des rapports de renseignement rédigés par des chercheurs sur des menaces pressantes (en un mot : l’islamisme). Ces documents contenaient suffisamment de faits et de noms pour contraindre les autorités compétentes à l’action. Ce côté « mise en demeure d’agir » est peut-être le défaut essentiel du renseignement classique. Il ne laisse guère d’alibi à la passivité des gouvernants.

Le renseignement par moisson de données, lui, est beaucoup plus cool. Il est nimbé d’impartialité et d’« objectivité » scientifiques. Il dépend d’algorithmes, de programmes, de sélections savantes. Les informations pertinentes y sont noyées dans une masse que des humains mettraient des siècles à trier. On va donc s’en remettre à des robots. La chaîne de décision se dissout dans la brume technologique. Au fil du processus, même si l’on n’a pas la garantie d’attraper les « gros poissons » qu’on vise, on pourra toujours extraire de la nasse quelques « prises collatérales » en lien avec des affaires tout autres. Les criminels de profession, habitués à l’ombre, développent continuellement des contre-feux. Ils changeront leurs firewalls, appelleront la drogue « farine » et l’explosif du « sirop ». Les amateurs et les innocents, eux, n’auront aucune parade. Dans les filets du renseignement électronique, le menu fretin est la prise la plus sûre. On ne va pas quand même pas tout rejeter à la mer…

…mais les terroristes en sont une autre !

Ces technologies sont le propre de sociétés qui font la guerre à des concepts et non à des réalités. Le terrorisme, ou l’« extrémisme violent » dont parle la LRens, sont des concepts. Elle ne deviennent matérielles que lorsque le terrorisme s’incarne en des terroristes, l’espionnage en des espions, etc. Or c’est cette incarnation qui pose problème aux sociétés occidentales avancées. A cet instant précis, le dispositif sécuritaire est contrecarré par le dispositif juridique et humanitaire. L’Européen moyen est irrémédiablement partagé entre le besoin de protéger ses fesses et l’obligation d’être gentil.

Imagine-t-on cela ? Une fois que les ennemis sont identifiés, il s’agit de les « neutraliser ». Autrement dit, de les arrêter par la force. En Europe, le code pénal les protège pratiquement jusqu’à l’accomplissement de l’acte. Des batteries d’avocats et d’ONG veillent au respect scrupuleux de leurs droits, à la salubrité des prisons, à la correction des procédures. Qu’il s’agisse de petits dealers ou d’égorgeurs fanatiques, aucune différence de traitement n’est admise. Les responsables des services de sécurité de l’Etat doivent donc choisir tôt ou tard entre la légalité et l’efficacité (1). Or l’efficacité implique la torture, l’assassinat et autres vilenies pudiquement appelées « opérations humides ». Les Etats-Unis n’ont aucun problème avec cela. La Russie non plus. La France s’arrange pour ne prendre aucun terroriste vivant et va les tuer au Mali s’il le faut. Mais la Suisse ? La vertueuse Suisse ? Ce n’est pas d’un surplus de renseignements qu’elle aurait besoin, mais d’un changement complet de mentalité.

Ce qu’on n’ose dire ni penser

Il y aurait un moyen bien plus direct et moins coûteux de parer aux menaces que la LRens prétend affronter avec 50 millions annuels de récolte de données. Il s’appelle la discrimination et repose sur une application réelle du principe de précaution. Sans copier le raisonnement lapidaire de Mark Steyn sur la signification du prénom le plus répandu à la fois dans l’islam et dans certaines maternités d’Europe, il serait logique d’identifier des idées et des milieux a priori plus dangereux que d’autres et de leur faire supporter prioritairement le poids matériel et psychologique de la surveillance. Dans cet esprit, on serait amené à fermer toute institution financée par des pays qui soutiennent le terrorisme islamique, à renvoyer ou enfermer les imams qui prêchent la violence, à censurer la littérature qu’ils répandent et à traiter avec une sévérité exemplaire les « candidats » qui se livrent au tourisme fondamentaliste vers le Moyen-Orient.

Or il va de soi que la Suisse n’en fera rien. La discrimination est à la fois une démarche totalement proscrite et l’outil de base de tout renseignement et de toute sécurité. On continuera donc de masquer par des paravents coûteux le fatalisme et la passivité face à la menace la plus grave qu’aient connue la liberté et la paix civique en Europe.

S’adonner à la surveillance généralisée sera donc aussi efficace pour combattre le que de danser pour faire venir la pluie. La population s’en rend compte sans même oser le formuler. Mais ce n’est pas si grave, au fond, puisque du terrorisme, la Suisse n’a même pas encore eu un avant-goût. Les effets du « terrorisme islamique » en Europe sont infinitésimaux par rapport à la criminalité de droit commun ou aux accidents de la route : il reste essentiellement un joujou pour les politiques et les journalistes. L’idéologie dont il procède et le modèle de société qu’elle colporte n’ont pas besoin de bombes ni de clandestinité pour s’imposer, elle agit en plein jour. Nos espions électroniques sont des professeurs Tournesol qui auscultent avec un stéthoscope un barrage sur le point de céder.

Epilogue

Le Tribunal fédéral suisse vient de libérer un Irakien condamné pour soutien à Daech et de casser sa procédure d’expulsion. A quoi servent les renseignements dans un pays aussi idyllique ?

P. S. — Esther est une victime suisse de l’attentat de Nice qui a pu constater par le (non-)traitement qu’elle a reçu à son retour au pays combien ce pays était impréparé à affronter la réalité du terrorisme. Elle a voté NON à la LRens, la considérant comme une loi hypocrite et inutile, et appelle son entourage à faire de même.

esther

(1) Ce dilemme est somptueusement illustré par Le Bouclage, le grand roman contemporain de Vladimir Volkoff.

Publié le 18.9.2016 dans Antipresse n° 42.